Les Sutras du Tigre .75 : à quoi servent les prix littéraires ?

Le Tigre Editions, pas de pages.

Les Sutras du TigrePaul Léautaud aimait dire qu’un écrivain qui reçoit un prix littéraire est déshonoré. Si c’était vraiment le cas, il n’y aurait pas des centaines de prix de ce genre dans notre beau pays et autant d’auteurs qui les reçoivent, la petite larmichette au coin des yeux. Sans compter les lecteurs qui se ruent sur leurs romans comme la vérole sur le bas clergé. Est-ce si justifié ?

Comment déterminer la valeur d’un prix littéraire ?

Vous ne vous imaginez pas à quel point j’ai furieusement gambergé pour le présent billet. D’habitude, je ne discours, seul sur mon clavier, que sur des sujets légers et improbables. Et là, je m’aperçois que tout plein d’individus malveillants se sont déjà posés la question avant moi. Pire, y’a même des débats sur l’utilité des prix littéraires ! Le félin est allé jusqu’à visionner des émissions (oui, tu lis bien : écouter des gens parler entre eux, putain) et lire des articles de journaux sérieux à ce sujet.

Comme Le Tigre est un animal toujours aussi solitaire, j’ai digéré seul ces échanges, et pas une seule fois l’ébauche d’un début de lien hypertexte vers ceux-ci seront produits. Mon premier réflexe, assez honteux, était de répondre à « mais à quoi servent de tels prix ? » par un lapidaire « rien ». Songez un peu : le billet tigresque d’un seul mot. Le genre de saloperie que les moteurs de recherche (et sans doute quelques lecteurs, mais c’est moins grave) auraient sanctionné avec enthousiasme.

Ensuite, plus j’ingérais la notion de prix littéraire, plus cracher dessus en faisant un selfie avec un polaroïd me paraissait inopportun, sinon vulgaire. Parce que s’il y a un truc qu’il faut retenir, c’est que dans l’Hexagone ça s’émoustille très vite à l’approche de la saison des prix littéraires. Le jury qui délibère, c’est un peu la bombe à phéromones qui fait que les acteurs du livre (tous confondus) sont un peu plus visibles que d’habitude dans le paysage médiatique. Taper sur ces institutions gratuitement (ou en argumentant ou avec des mots savants) serait donc vain. En revanche, sortir ce qui me passe par la tête sans trop théoriser, ça je sais faire.

Face à de tels enjeux qui sont aussi intimidants qu’un paragraphe de plus de cinq lignes dans un roman de Nothomb, Le Tigre choisit de répondre à l’épineuse question avec la plus grande nonchalance et la légèreté la plus blâmable qui soit. Par conséquent, j’éviterai de produire les choses suivantes :
1/ Des dates trop précises. C’est pas un cours d’Histoire.
2/ Des chiffres vérifiables. Faites moi confiance.
3/ Trop de noms. Mon blog leur survivra.

La typologie des prix littéraires en France

Le Tigre, avec son diplôme d’ingénieur sur le langage informatique, respecte scrupuleusement les procédures bien carrées. C’est pourquoi j’ai fait rentrer, non sans forcer il est vrai, les prix littéraires en quatre catégories. C’est parti :

Aider les éditeurs

Vous l’aurez saisi, je parle des gros prix. Les trucs qu’on a tous en tête ; l’artillerie lourde qui fait bruyamment parler d’elle ; les Oscars du papier ; l’équivalent littéraire de la gogo danseuse que vous choperiez en night-club ; le pétage en règle d’un casino à Vegas ; bref les prix que même cet inculte de [bip] évoquera dans son journal régional de 13 heures.

Dès que ce genre de babioles est décerné, deux choses se font entendre. Premièrement, le ploc tout mouillé sous l’écrivain qui s’est allègrement pissé dessus de joie. Deuxièmement, le plop tout sec du bouchon qui vient de sauter d’un Jéroboam de Champagne depuis le bureau du directeur de la maison d’édition – qui publie le responsable du premier ploc. En effet, dès l’annonce du gagnant, une machine bien rodée se met, avec une vivacité étonnante, en place : réimpressions en cascade ; insertion de bandeaux rappelant que ce roman, c’est point de la gnognote ; marathon d’émissions plus ou moins axées sur les livres ; préparation des réparties drôles et élégantes à destination des plateaux de télévision ; et enfin négociations acharnées avec la maison qui sortira, plus rapidement que prévu, le roman dans un format poche.

Plus trivialement, les Renaudot / Goncourt / Nobel / etc. assurent des dizaines de milliers de ventes supplémentaires à des éditeurs divers et variés (je plaisante hein), et cela a sauvé plus d’une maison d’édition – cherchez sur le vaste internet, il y a de louches coïncidences.

Aimer les auteurs

Un peu moins connus, mais tout aussi lourds de sens, il est des prix que je considère d’un œil un peu plus bienveillant. Ce sont ceux plus « spécialisés » et qui font honneur à certains types de littérature : poésie, polar, SF (exemple du Hugo ou Nebula, même si anglo-centrés), fantasy, romans du terroir, essais politiques (hum), etc. Pour le lecteur mélomane qui a des goûts assez tranchés, aller voir qui sont les derniers récipiendaires réserve souvent d’excellentes surprises.

De mon point de vue, une communauté tient ici à célébrer un auteur qui, parce que ces romans sont trop orientés vers un certain genre, n’aura que peu de chance de remporter les prix plus mainstream. Ainsi la récompense, plus symbolique que financière, me paraît être un parfait exemple de déclaration d’amour de spécialistes qui pointent leurs délicats doigts sur les écrivains prometteurs.

Faire mousser les lecteurs

S’il est une classe de prix à part, c’est bien celle qui fait participer les lecteurs, ou, pire, les blogueurs – ces derniers constituant une race particulièrement ignoble de lecteurs. Prix des lectrices de tel ou tel magazine féminin, jury composé de lecteurs sélectionnés à la va-vite après un spamm… euh mailing ciblé, obscure remise du prix dans un troquet d’un arrondissement à deux chiffres de la capitale, y’a matière à ricaner plus d’une fois.

En premier lieu, le félin reconnaît que ce type de prix est souvent proche de la catégorie précédente. Toutefois, le responsable (l’organisateur, tant qu’à être poli) est souvent un éditeur (et non un magazine comme le Locus par exemple) qui propose de voter selon sa sélection – autant pour la richesse littéraire.

Ensuite, c’est l’occasion pour les membres du jury de s’enorgueillir de leur participation en l’affichant partout où c’est possible. Sans citer de noms, le nombre de sites/blogs/pages persos où est fièrement affiché un truc du style « membre du jury du prix des écrivains quarantenaires de l’Aisne » me fait énormément de peine, comme si cela indiquait une quelconque qualité de lecteur supérieur. Toutefois, mon avis sera très certainement amené à évoluer dès qu’on proposera au félin de faire partie d’un tel jury – je risque alors de gravement pavoiser et louer un haut parleur pour l’occasion.

Enfin, ces raouts donnent la fausse impression, pour les jurés, de participer à « l’effort de guerre » littéraire en les plaçant au centre du processus. Mouais. Si les lecteurs avaient un tant soi peu leur mot à dire dans ce qu’on leur propose à lire, sérieusement ça se saurait – et les têtes de gondoles des librairies n’auraient pas la même gueule.

Entretenir l’égo

Ce quatrième genre, c’est un peu la troisième partie de vos dissertations d’étudiants, les fameuses deux dernières pages où vous jetiez, avec la grâce d’un éboueur à la bourre, vos ultimes considérations sur le sujet proposé.

Pour ma part, je partirai ici de l’idée qu’il existe des centaines de prix littéraires en France. Allez, disons 2 500. A la louche hein, parce que si je veux, dès demain je décerne le « Prix du Tigre ». Ça sera un palmarès à l’attention d’auteurs qui se sont abstenus de publier un roman. Chaque jour de l’année (sauf un), je citerai Pancol ou Werber en les remerciant. Revenons à nos calculs : en quarante années (le temps d’une génération), ça fait globalement 100 000 récompenses à délivrer.

En prenant en compte les grosses huiles qui monopolisent quelques prix, je pense que tout écrivain/poète/essayiste qui a écrit son premier texte avant 40 ans peut, en se remuant un peu le popotin, prétendre à un prix littéraire dans sa vie. Je suppute même que ça fait d’ailleurs partie de la formation des éditeurs. Imaginez donc la présentation sommaire d’un cours que j’intitulerais Entretien du moral de votre outil de production – 101 du pôle métiers du livre de l’université de Paris (j’habite à côté, je sais de quoi je parle) :

1/ Trouver un prix adapté à ce qu’il écrit.
2/ Chercher une ville/région avec laquelle l’auteur a des attaches. Vanter son travail. Lui organiser un voyage de retour aux sources. Rouler un patin au maire responsable des subventions de l’assoce attribuant le prix. Attendre.
3/ Créer, ex nihilo, un prix avec un jury d’hommes de paille. Mettre au point, rapidement, un site internet sur ledit prix. Le décerner à votre petit auteur – alors qu’il était en concurrence avec Camus et Murakami.
4/ etc.

Enfin, il ne s’agit pas de flatter l’égo de l’auteur, mais également celui de la Grande Nation. La France, patrie de la littérature (je ne suis pas à une connerie près), aime bien récompenser ses forces vives intellectuelles. Et un pays qui se réveille, chaque matin, avec des lauréats littéraires (quels qu’ils soient), ça a de la gueule non ?

Nobel de Conclusion

Les prix littéraires sont un excellent indicateur de ce qu’il faut lire à la rentrée littéraire, et Le Tigre ne manque pas d’en acheter le plus possible pour régaler ses mirettes. Officiellement.

Officieusement, je n’en ai rien à carrer. Ah si : cela me permet juste de piquer à mes proches les romans en grand format, ces couillons s’auto-offrant les plus primés comme des moutons – sans les lire, et rapidement la féline voiture-balai passe.

Quant au numéro du présent Sutra, il s’agit d’un bref clin d’œil à Romain Gary. Le seul qui est parvenu à berner un jury de soi-disant « professionnels » qui lui a remis, en 1975, la récompense ultime (le Goncourt si ma mémoire est bonne). En primant Émile Ajar, les gus ne savaient pas qu’ils récompensaient, pour la seconde fois, le même auteur. A croire qu’ils n’ont pas lu le roman…

6 réflexions au sujet de « Les Sutras du Tigre .75 : à quoi servent les prix littéraires ? »

  1. Ping : Caryl Férey – Plutôt crever | Quand Le Tigre Lit

  2. Je profite de ce billet pour lancer un avis de recherche : B.R., toi qui fus mon condisciple en CM2 en 1989, je te décerne rétroactivement le prix du meilleur texte Fantastique Jeunesse jamais écrit (une rédaction, à la question « que ferais-tu si tu disposais de pouvoirs magiques ? », il avait répondu « remonter le temps, me transformer en arbre et assister à la décapitation de Louis XVI »).

  3. Les prix littéraires c’est comme les hémorroïdes, tous les trous du cul finissent par en avoir un.
    Même moi, premier prix du scénario de BD dans un concours en 2009. Merci Présence d’Esprit pour ce moment de gloire éternelle.

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