Les Nouvelles du Tigre – L’Homme en Blanc

Le Tigre Editions, pas de pages.

Les textes du TigrePendant quelques semaines, je croisais assez régulièrement la même personne dans ma ville. Jusqu’à ce que celle-ci disparaisse. Entre temps, cet individu a tellement creusé mon esprit que je me suis imaginé mille choses à son sujet. Voici un de ses avatars, librement conté certes, mais à mon niveau il faut bien égayer l’ordinaire.

Walkin’ in the white night

La première rencontre fut placée sous le signe de l’éthanol.

Ce fut un vendredi soir après un diner avec des amis. Dernière pinte pour la route habituelle. Puis l’ultime train qui passe par ma ville. J’étais pris d’un incontrôlable hoquet, me transformant en hipster hirsute rotant/hoquetant des mètres cubes de gaz houblonné – ce qui m’avait permis, au demeurant, de terminer le voyage seul dans le wagon. Tellement pété que j’avais attendu pendant 20 secondes que la porte du train s’ouvre automatiquement, me pensant encore dans le métro.

Autant vous dire que le trajet station/maison était laborieux. Heureusement que je le connais par cœur. Je fermais donc les yeux et me laissais emporter par la musique qui vrillait mes tympans, tachant de me rappeler de boire à l’arrivée un litron de flotte avec deux alka seltzer.

Étant donné que la route est légèrement sinueuse, je m’autorisais à ouvrir les yeux tous les vingt mètres. Au cas où. J’ouvrais les mirettes. Personne. Les refermais. Marchais yeux fermés. Puis vérification visuelle. Etc. Ce fut au bout de trois minutes de ce régime que ça se matérialisa devant moi. Je dessoulai en moins de temps qu’il ne faut à un homme politique pour dire une connerie :

La première chose qui me traversa l’esprit fut « nous y sommes, on va voir si mes six années de karaté vont me servir à quelque chose ». Ces deux secondes furent utilisées à des fins connement guerrières, comme évaluer la surgissante menace et chercher une issue de secours. Sauf que je ne distinguais qu’une ombre vaguement blanche, un magma énorme entre un baleineau albinos et un bibendum habillé. Le visage, dont j’étais infoutu de deviner les traits, était rond comme une couille dont les poils auraient été arrachés. Toutefois, le temps de correctement reprendre mes esprits, la forme blanche était hors de portée.

Cela s’était tellement passé vite que je me suis demandé si l’homme (car il ne pouvait que s’agir d’un être humain) n’était pas issu de ma fertile imagination. Néanmoins, je n’étais que peu sujet aux hallucinations – à part de régulières paralysies du sommeil. Pas le genre du Tigre.

C’est pourquoi, lorsque l’ébauche du commencement de l’idée d’aller consulter prenait peu à peu racine dans mon esprit, j’étais tout de joie quand je crus le voir à nouveau. Encore un début de week-end, la nuit tombait. Sauf que, contrairement à notre premier contact, je le vis arriver de loin. Il allait vite le salopiaud, aussi j’ai à peine eu le temps de le dévisager. Deux mètres cubes au bas mot, tout de blanc vêtu à l’exception de deux touches de couleur : des lacets noirs recouvrant des baskets immaculées et une casquette des 49ers de Frisco sous laquelle s’esquissait une calvitie très bien avancée.

Qu’est-ce qu’il avait l’air gentil. Un air renfrogné, certes, mais une candeur (voire une certaine simplicité) affichée malgré une trentaine bien tassée. Tel un benêt, je lui décrochais mon plus beau sourire, prêt à lui serrer les pognes, le prendre dans mes bras et le remercier d’exister. Hélas, l’Homme Blanc (voilà, je le majusculais) semblait incapable de suivre mon regard, je n’étais rien pour lui. Moi, un majestueux tigre, étais donc laissé en plan, au milieu du trottoir, désespérément seul. A peine si j’avais eu le temps de discerner les marmonnements lourdement extirpés de son gosier.

Depuis ce second (que j’espérais deuxième) abord, je faisais un peu plus gaffe aux piétons que je croisais et tâchais, même en revenant de soirée, de garder les yeux ouverts. Et ça a payé. La semaine qui suivit, j’entre-aperçus l’Homme Blanc dans une ruelle perpendiculaire à celle que je traversais. C’était un samedi après-midi, la forme blanche qui zébrait mon horizon me provoquait quelques frissons, je me sentais tout chose de le croiser, enfin, à la pleine lueur du jour. Je le regardais avec une intensité toute féline, avec une insistance à peine maîtrisée qui confinait à la gourmandise.

Ce fut sans doute trop pour Lui parce qu’il décida de changer de trottoir. Au moins je pus le voir de profil, et confirmer qu’il était presque aussi haut que large. Son tee-shirt – polyester, une telle extensibilité ne pouvait être l’œuvre d’un 100% coton – épousait son large estomac à la perfection, et ce avec classe : aucun débordement de panse ni bourrelets disgracieux qui se dessinaient, son ventre accusait une rondité toute sphérique sans faux plis. En outre, on ne pouvait que remarquer, de profil, sa marche déterminée, une volonté sans faille à tel point qu’une petite vieille avec son chariot rempli de victuailles s’était respectueusement écartée de l’imperturbable trajectoire de l’Homme Blanc. Quelle puissance de la nature pouvait de la sorte mater les petites vieilles ? Forcément un génie.

Ce mec était devenu une obsession. Il déambulait dans les artères de la ville rien que pour moi. Un éléphant rose personnalisé, un spectre de fin de soirée qui apportait une touche résolument fantaisiste à mon morne quotidien. Le gus était au centre de mes quêtes post-labeur, ce qui rendait passablement jalouse ma tigresse qui se demandait comment je pouvais rentrer du boulot, le sourire béat, alors que je n’empestais pas le parfum.

Car tomber sur l’Homme Blanc me ravissait, le plaisir était aussi pur que débusquer le dernier œuf de Pâques qu’avec mes cousins nous avions cherché pendant trois quarts d’heure. Dès que je distinguais une forme mate et candide au loin, mon cœur avait des ratés. Un réflexe de Pavlov s’était instauré dans mon esprit étriqué et me rendait fou dès qu’un individu white-dressed pointait le bout de son nez. Le genre d’affection qui vous empêchait d’aller aux fêtes de Bayonne à moins de terminer, terrassé par une quinzaine d’anévrismes successifs, la bave aux lèvres.

J’étais tant obnubilé par cet individu sorti de nulle part que, à l’acmé de ma dangereuse monomanie, je me mis souverainement à le baptiser. En fait, parler de « l’Homme Blanc » ne me plaisait guère. Trop commun, un ersatz de légende urbaine pour pétasses en manque de sensations. Mon personnage était bien plus que cela, il fallait que je lui trouve un nom à la mesure des sentiments que j’éprouvais – et pas un surnom cheap. Un être imposant, obèse, qui me snobait malgré mon air avenant ne pouvait être qu’un noble. Était-ce un duc, voire un prince ? Il semblait trop mal élevé pour prétendre à telle position dans la hiérarchie des sangs bleus. Au surplus, le territoire qu’il foulait de ses pieds était trop restreint pour représenter ne serait-ce qu’un comté. Non, mon homme blanc (sans majuscule) était un Baron.

Et pas n’importe quel baron. Puisque notre première rencontre était un vendredi, il ne pouvait que se nommer « Baron Vendredi ». Ouais, exactement ça : c’était mon Baron Vendredi. Dans le culte vaudou, le Baron Samedi est un esprit ultrasexué chargé, entre autres choses, d’accompagner les morts vers leur ultime chemin. Je ne vous instruits pas pour me la raconter, mais parce que je suis fan de 007, et dans un des films avec Roger Moore il s’agit d’un des ennemis.

Sauf qu’ici, à l’inverse du Bawon Sam’di, mon Baron me réveillait d’entre mon état de léthargie alcoolique et son aspect ferait débander une armée d’acteurs pornos en séance de repérage dans un bordel thaï. D’autre part, contrairement au commun des mortels qui cherche à tout prix à éviter le Baron, je souhaitais ardemment le voir, lui parler, l’écouter. Une fois, j’allais jusqu’à le suivre dans ses pérégrinations nocturnes. Hélas, le B.V. marchait vite, et il me fut d’autant plus délicat de rester derrière ses pas que j’étais pris d’une irrésistible envie de pisser. Le temps de me soulager, il m’avait semé. Chapeau bas l’artiste.

Mais ce qu’il devait arriver arriva. A l’instar de toute créature légendaire, le Baron Vendredi disparut.

Je ne le revis plus jamais. Et ce n’était pas faute d’avoir essayé. En effet, je l’ai cherché de longues heures durant, allant jusqu’à concevoir d’improbables itinéraires pour rentrer chez moi. Je prenais des rues jusqu’alors inconnues, abandonnais le bus pour chausser mes baskets les plus robustes, guettant comme un gueux myope la populace et espérant le croiser par un heureux hasard provoqué. Mais point de Baron Vendredi.

Toutefois, j’ai découvert grâce à lui des rues dont je ne soupçonnais pas l’existence. J’apprenais (ou réapprenais plutôt) les vertus de la marche à pied, entre insoupçonnés trésors de la cité offerte au public (le nombre de cartons en bois que j’ai récupérés pour ma cheminée…) et maisons à l’architecture créative (de la merde, souvent). Mieux, j’ai même perdu deux kilos à le quérir dans les brumes de ma cité. Les crampes dans les mollets se raréfiaient tandis qu’une peau plus dure (presque tannée) naissait de mon talon.

J’étais devenu, malgré moi, un randonneur hors pair. Mais ça n’a pas suffi.

Six semaines de bonheur entre la première et la dernière apparition, et puis zou, l’indélicat s’était volatilisé. A un tel point que je me demandais si je n’avais pas confabulé toute cette histoire, si je n’avais peut être pas pris mes désirs pour la réalité, habillant n’importe quel clampin en surpoids des lumineux oripeaux du Baron Vendredi. Me voilà donc dans la peau du petit vieux qui, dans sa maison de retraite, croit voir son petit-fils au loin chaque jour – alors que celui-ci ne se pointe qu’à Noël ?

Sauf qu’il a bel et bien existé.

Alors que je reprenais mes habitudes (et quittais la marche à pied), mon coiffeur m’a, par accident, donné la réponse. J’aurais préféré qu’il ferme sa gueule. J’ai eu un prénom. Une histoire. Une tristesse. Un violent retour à la réalité.

[La suite dans un autre billet en lien. Un texte qui peut se lire indépendamment du présent]

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