Les Sutras du Tigre .93.1 : le Mur des Renonciations

Le Tigre Editions, pas de pages.

Les Sutras du TigreIl est une liste que tout lecteur cache honteusement. Un cadavre dans le placard, dont la révélation peut briser l’harmonie d’un dîner entre amis. Au moins. Le Tigre n’est pas de cette race : plus qu’une liste, c’est un mur fièrement plâtré qui a été construit. La grande Muraille de Chine, une aimable clôture de prairie à côté du Mur des Renonciations.

Un mur pour renoncer ?

Pour mesurer toute la gravité, il convient de définir les termes. Tout d’abord le Mur des Renonciations sera par la suite nommé le « MdR ». Ça, c’est fait. Ensuite, vous ne saurez imaginer le temps passé à trouver un titre valable à ce que je m’apprête à vous dire. Comme vous êtes sur le post (et non plus son extrait), je vais (enfin) expliquer de quoi il s’agit : le MdR, c’est tout simplement la liste des livres que je n’ai su ou voulu terminer.

Excipits orphelins de mes doux yeux, pages entières qui n’ont pas été touchées depuis leur sortie de l’imprimerie, chapitres en attente que quelqu’un daigne poser le regard dessus. Alors qu’on y était presque merde ! Achat (ou cadeau) de l’objet, mise sur liste d’attente, jour magique au cours duquel Le Tigre se décide à attaquer le roman, pour abandonner lâchement en cours de route. Incroyable. Un si grand lecteur pourtant. Qui aurait cru ça de lui ? Un félin si poli d’habitude.

Soyons un peu pointilleux. Comment concevoir qu’un livre entre dans une telle catégorie ? Voici des exemples en vrac à partir desquels je vous laisse imaginer une improbable logique sous-jacente :

Seront considérés comme lus : un recueil de nouvelles, ou de poésies, dont plus de 80% a été lu. Un roman lu en diagonale ou à l’aide d’une méthode de lecture rapide (par blocs). La traduction française d’une œuvre lue dans sa version originale. Une œuvre où des passages déterminés comme descriptifs sont allègrement zappés est quand même lue.

A contrario, ne sont pas lus : un roman policier dont on saute directement vers les derniers chapitres pour avoir le fin mot de l’histoire. Ce n’est pas bien d’ailleurs. Lire deux nouvelles sur les trois composant un recueil n’est pas terminer l’ouvrage. Lire un « résumé » d’une œuvre comme le publient si bien certains éditeurs à destination de collégiens un peu fainéants. Cela peut sembler exigeant, mais le MdR se nourrit de très peu.

Pourquoi ne pas terminer un livre ?

Déjà, pourquoi un mur ? Et pourquoi pas une liste, un index, voire un humide reliquat de nappe de restaurant crayonné à la va vite ? Seul un mur aura la solennité et le respect qu’il mérite par rapport aux inscriptions qu’il présente. Si le MdR, comme vous l’avez compris, est horizontalement bien délimité, verticalement des pierres toute fraiches sont régulièrement ajoutées. Autant de nouvelles entrées, pour leur plus grand malheur.

A ce titre, Le Tigre osera continuer sa métaphore filée en prolongeant la comparaison avec le fameux mur de Berlin. Ja wohl. A contrario de l’historique mur de la honte, conçu comme permanent et qui s’est piteusement écroulé après une trentaine d’années de terribles et loyaux services, le MdR avait une fonction que j’imaginais temporaire. En effet ce dernier était à l’origine conçu comme une sorte de « reminder ». Je me disais que les ouvrages inscrits dessus devraient être rapidement relus.

Le MdR comme salle d’attente livresque pour patients une première fois refoulés. Il n’en fut rien. La procrastination dans la relecture est devenue reddition. Il s’est en effet vite avéré que les nombreux coups de burin sur le MdR étaient hélas permanents. La volonté du Tigre, pourtant inaltérable, s’est naturellement inclinée devant d’autres impératifs. Notamment le bienheureux Mur des Impétrants, ouvrages récemment achetés et à lire sans tarder.

Au final, le MdR est devenu au Tigre ce que le courrier en retard représente pour Gaston Lagaffe. Sauf que Gaston, à côté de votre serviteur, est un stakhanoviste bourré d’amphétamines et passablement pressé. Mais comme le fainéant de la BD, l’objet du vice trône fièrement dans le bureau (entendez ledit blog).

Ainsi, pourquoi s’entretenir si crânement de ce mur ? Pourquoi s’en vanter ?

Au tout début, Le Tigre a eu l’état d’esprit de l’éjaculateur précoce : ne pas terminer le livre, c’est un peu faire le con avec l’objet de ses désirs (de son amour surtout). Honte mâtinée d’une culpabilité insupportable, c’est le genre de trucs dont on ne parle pas à ses proches. Pas si on ne veut pas avoir les oreilles qui sifflent le reste de la semaine.

Oser comparer la lecture au stupre contemporain, cela peut être potentiellement une erreur. Même si un livre non terminé vaut mieux qu’un livre mal terminé (comprenne qui voudra).

Lentement mais sûrement, Le Tigre a su apprendre à désacraliser une partie de l’objet « roman ». Celle qui veut que commencer c’est terminer. Et oui, Ce n’est pas parce que les premières pages sont lues qu’il faille aller jusqu’au bout. L’écrivain dont vous vous apprêtez à lâcher le roman ne va pas faire irruption, avec son traducteur français s’il y a lieu, pour vous menacer de terminer son navet.

Quoique, il faut reconnaître qu’il y a là plutôt matière à un film d’épouvante fort sympathique non ? The eye, version Le Tigre : on t’offre un roman. Si tu ne le termines pas, le fantôme de l’écrivain viendra te zigouiller. Allez ouste, te reste à peine trois heures pour finir 400 pages avant que le méchant ne sorte des pages te rendre gorge… Ou son (ses même) nègre(s). Mon dieu, imaginez l’armée mexicaine derrière de Villepin. Pas assez de budget pour payer les figurants, production arrêtée en plein milieu. Galouzeau pas content.

Bref, comme un Dupont-Aignan littéraire (tant qu’à rester dans le monde politique), sachez simplement dire « non ».

Pour conclure ce chapitre, il est à signaler que certains lecteurs trouvent le plaisir dans la « non finition » d’un ouvrage. Intrigue entendue, style appréhendé, à quoi bon s’ennuyer à terminer le bouquin quand on s’est fait une idée précise sur celui-ci ? Certes Le Tigre comprend, mais autant connaître le fin mot de l’histoire. Parfois, lorsque tout est révélé et que la suite n’est que mièvreries dignes d’un mauvais happy ending de film de série Z, c’est sûr que le lecteur pourra gagner de précieuses minutes en zappant les dernières pages. Et encore, on peut tomber sur un final annonçant une suite. Rien n’est jamais sûr.

Conclusion de la première partie du Mur des Renonciations

Vous l’aurez remarqué, le MdR est issu d’une mûre réflexion. Mais plus grande est la réflexion sur les raisons inhérentes à l’abandon, sur le chemin de vos lectures en cours, d’un ouvrage. A plus de 2.000 mots le post, ça fait beaucoup en une seule fois. D’où le split en deux articles.

Prenez donc une grande inspiration, car la suite est ici.

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