Manu Larcenet – Blast

Dargaud, environ 4x200 pages.

Manu Larcenet - BlastGrasse Carcasse, L’apocalypse selon Saint Jacky, La tête la première, et Pourvu que les bouddhistes se trompent. Ces quatre opus forment une masse terrible sur un homme qui, sur un gros coup de tête, quittera tout chemin balisé. Jusqu’à se perdre, sans espoir de retour à la normalité. Série qui pousse au suicide, ne vous attendez pas à avoir ne serait-ce que l’ébauche d’un sourire.

Il était une fois…

Dans un commissariat, Polza Mancini est interrogé par deux policiers. Ceux-ci cherchent à savoir ce qu’a fait l’obèse individu (en fin de trentaine) à une certaine Carole Oudinot. Polza accepte de raconter ce qu’il s’est passé, pourvu qu’on le laisse commencer son histoire par le début – ce qui arrange les flics, le gros n’étant pas réputé bavard. De la mort de son père à la rencontre de la famille Oudinot, en passant par un hôpital psychiatrique et les forêts en compagnie de laissés pour compte, Mancini livre son terrible parcours.

Critique de Blast

Quatre bandes dessinées sur plus de cinq années, quatre monstres illustrés de 200 pages, une histoire terrible et sans espoir, rien que le boulot abattu par l’auteur mérite la meilleure note. Le Tigre a tellement adoré poursuivre cette série (lue d’une traite après être en possession de tous les tomes) qu’il s’est permis d’acheter le troisième opus en allemand pour entretenir son bilinguisme (au moins) de salon. Disons que ma tigresse, qui voulait me l’offrir, m’a rapidement montré sur la toile le titre (Augen zu und durch), j’ai dit banco, pensant que cette expression teutonne sied bien au personnage principal – si tu me lis, apprend donc à commander en ligne grognasse.

Venons-en donc à Polza. Tout prend forme dès qu’il assiste au décès de son père : sorti de l’hosto, notre héros fait l’expérience d’un état nouveau, une félicité de quelques secondes pendant laquelle son corps, à la fois léger et profondément ancré à la terre, lui présente des hallucinations colorées et oniriques. Souhaitant retrouver cette « déflagration » corporelle, il part dans un road trip écœurant à travers la nature – mais de belles rencontres champêtres il n’est point. Jusqu’à la rencontre de Roland et Carole Oudinot, famille décomposée plus que bancale qui précipitera une chute attendue.

Le scénario se décompose en deux parties, le lecteur basculant régulièrement entre le présent (la garde à vue de l’anti-héros) et le chemin qui l’a mené à se retrouver face à la flicaille (histoire heureusement livrée dans l’ordre chronologique). Parallèlement, l’auteur réussit à souffler sur le chaud et le froid entre passages intensément narratifs (digérer les mots de Polza prend parfois du temps) et passages plus contemplatifs. Et c’est là la force de ces romans graphiques, je me suis senti plus d’une fois transporté dans un univers aussi violent que, paradoxalement, envoûtant. Le dernier tome, d’ailleurs, sans apporter de grandes révélations, en laissera toutefois plus d’un sur le cul.

Quant aux illustrations, le père Larcenet a produit des planches qui forcent le respect. Noir et blanc oppressant tour à tour sobrement crayonné, luxuriant avec moults détails ou encore ne cachant rien de la misère humaine, chaque double page apporte son lot de génie. Les protagonistes, excessifs à souhait (et à la mesure de leur folie). Et que dire des épisodes de Blast ou des délires illustrés de Roland Oudinot ? Une petite tuerie de mélange de dessins enfantins (coloriés par le gosse de Larcenet ?) et d’iconographies dérangeantes, comme si Jackson Pollock s’était perdu dans les parages.

En fait, Le Tigre est extrêmement gêné aux entournures. D’un côté, je sais que Manu a beaucoup donné de sa personne dans cette saga qui, à presque tout point de vue, est pleinement réussie. Mais de l’autre, je suis sorti avec une impression de vide, comme si tout espoir m’avait quitté et que je n’avais retenu de Blast que le glauque et l’envie de passer à quelque chose de plus gai – si vous me connaissez, vous savez que peu d’auteurs me provoquent cet effet. Quoiqu’il en soit, il doit s’agit d’une des plus belle bifle intellecto-visuelle prise par Le Tigre.

Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)

Je sais que chaque lecteur aura quelque chose qui le marque dans cette œuvre, aussi je vais piocher (seulement) deux aspects qui sautent particulièrement aux yeux.

Déjà, il y a la démence. Le (anti)héros en tient certes une belle couche, mais il n’est pas le seul. Si Polza a quelque chose de définitivement pourri dans son esprit, force est de constater qu’il manque plusieurs cases aux différents individus rencontrés. Jacky, notamment, est un protagoniste de qualité qui donne à Blast une dimension encore plus tragique, à la limite du fantastique même : vieux dealer meurtrier à l’existence décalée, Jacky contribue à déverrouiller ce qu’il pouvait rester de « normal » dans la tête de Polza Mancini. Considérant les Oudinot (le père surtout), celui-ci renvoie à un futur plausible de Polza, une éventualité de son avenir que l’on n’envisagerait pas à son pire ennemi.

En fait, Blast apparaît comme une histoire d’hommes ayant décidé de se retirer de la civilisation. Le scénario n’est pas vraiment un road movie sans voiture, plutôt une longue suite d’errements sans autre but que la recherche du plaisir à tout prix – et ce aux dépens des règles élémentaires de civisme ou de vivre-ensemble. Parce que le protagoniste principal est un montre d’égoïsme et d’excès (alcool, nourriture, médocs, drogues en tout genre) que rien ne semble arrêter, il représente une forme de liberté gênante, un droit largement dévoyé dans un environnement (même naturel) qui le rejette.

Polza, c’est l’Homme par essence, celui qui déconne dans les grandes largeurs et dont le mode de vie, insoutenable pour ses proches, ne peut qu’entraîner désastres sur désastres. Ironiquement, la seule accusation qui pèsera sur ses épaules à son arrestation sera la seule dont il peut se targuer d’être, dans une certaine mesure, innocent.

…à rapprocher de :

– De Manu Larcenet (avec Ferri), y’a également Le retour à la terre (tome 1 sur le blog), destiné aux ados à mon sens.

– Dans la catégorie des BD monstrueuses dont il est difficile d’avoir un avis, Le Tigre fut correctement secoué par Le Roi des Mouches, de Mezzo et Pirus.

5 réflexions au sujet de « Manu Larcenet – Blast »

  1. Ping : Ferri & Larcenet – Le retour à la terre, tome 1 | Quand Le Tigre Lit

  2. Une tétralogie assez fascinante et effrayante un peu le pendant sombre de son Combat Ordinaire (qui était déjà loin d’être un coussin péteur géant).
    C’est marrant de voir l’évolution de Larcenet depuis ses débuts avec Bill Baroud par exemple.

  3. Cher Tigre,

    Plus qu’une impression de vide, j’ai ressenti de mon côté quelque chose de l’ordre de la frayeur, de l’effroi…la sensation de côtoyer la part la plus sauvage de l’homme, sommé de s’intégrer ou de se perdre.

    Une grande claque, oui, pour sûr.

    Et un bel article, comme toujours.

    Bien à vous,

    Marie-Anna.

    • Concernant la frayeur, l’exagération des traits des personnages (le nez en particulier) et le fait que peu de lieux sont cités m’a aidé à ne pas développer trop d’empathie, et heureusement. « sommé de s’intégrer », c’est exactement ça. Bien trouvé.
      Bien à vous également (on peut tutoyer sur le site^^)

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