Will Self – Ainsi vivent les morts

Points, 461 pages.

Will Self - Ainsi vivent les mortsVO : How the Dead Live. Une vieille juive qui clamse et se retrouve de l’autre côté, lequel n’est pas si différent du nôtre. En fait, il y a bien plus que cela dans ce roman complet, riche et parfois difficilement accessible. Parce que résumer un Will Self en moins de 1000 mots est extrêmement impoli, il convient que vous le lisiez vous même. 

Il était une fois…

[ne lisez pas les quatrièmes de couverture, c’est de la daube en boîte]

Lily Bloom est morte. En débarquant dans l’au-delà, elle était loin d’imaginer à quel point rien ne semble avoir changé (à part quelques bizarreries ici et là). Accompagnée par Phar Lap, guide aborigène australien à l’accent chantant, Lily prend connaissance des règles afférentes à sa « nouvelle » condition de macchabée, tout en se remémorant quelques moments importants de sa modeste existence – l’amour, la famille, l’Angleterre des années 50 aux années 90, bref la vie.

Critique de Ainsi vivent les morts

Je sais que je me répète, mais Will Self est définitivement un auteur à part. Du genre à me consterner avec ses verbiages à n’en plus finir où se cachent, régulièrement, des pépites de narration sorties d’on ne sait où. Du genre à laisser planer le doute sur les enjeux du roman, faire monter et descendre la pression. Du genre à vous perdre avec pléthore d’intervenants sauf qu’il n’existe qu’une demie-douzaine de protagonistes qui comptent, bref tenir le lecteur par le bout du nez. Car Will est un grand joueur.

Au premier rang de ces personnes, il y a évidemment Lily, Américaine (de confession juive, ça a sa petite importance) qui avale son bulletin de naissance à l’âge honorable de 65 berges. Trop de clopes. A partir de cet instant, l’auteur anglais imagine un statut post mortem qui n’a rien de bien folichon (cf. le premier thème). Non seulement la pauvre Mrs. Bloom est cantonnée dans un sombre appart’ mal placé dans Londres (avec des règles assez confuses concernant son statut), mais en plus elle continue à espionner les vivants qu’elle connaissait.

C’est là que le roman s’équilibre grâce à la relative omniprésence de la morte Lily, dont la narration alterne entre ses et ses souvenirs avec son époux (enfin ses amours) et ses deux filles. Charlotte, d’abord, une blondasse bien en chair qui, à l’aide de son époux, monte de plusieurs classes sociales et amasse une petite fortune. Natasha, à l’inverse, c’est la lose totale : droguée jusqu’à la moelle, Natty vadrouille de droite à gauche, entre méthadone et mauvais plans de junky. Les deux sœurs, d’apparence si différente (même dans le deuil), se rejoindront progressivement lorsqu’il sera question de maternité. Le verbe est immersif, très rapidement les lieux prennent forme.

Le style est presque inimitable, avec cette surprenante propension à passer du drôle au glauque en un clin d’œil. L’humour, ce sont ces remarques fines, déroutantes, parfois de mauvais goût (la politique en prend pour son grade) qui font l’effet d’embuscades littéraires. Jusqu’au dérangeant, en particulier les « esprits » qui hantent l’héroïne : un lithopédion (astucieusement nommé Lithy), les Graisses (reflet de ses régimes foirées), ou le fameux Rude Boy, petit chiard gueulant des propos racistes mais incarnant le jeune enfant aimé, hélas décédé à cause de sa mère. Sauf que le dégoût laisse rapidement place à la pitié, par exemple quand les fœtus décédés des filles Bloom viennent ramper autour de l’héroïne, ayant visiblement envie de pisser – à juste titre, car étant décédés noyés dans ce liquide. Du pur Self.

Comment terminer cette appréciation du roman ? C’est relativement difficile dans la mesure où, d’un côté j’ai cru lâcher le fil de l’histoire, pour (presque à ma surprise) le reprendre avec une déconcertante facilité. Mais, de l’autre côté, les bons mots et autres fulgurances d’imagination (et de drôlerie) sont omniprésents, un enchantement rendu possible grâce à une traduction loin d’être dégueulasse. Et c’est quand j’ai commencé à m’habituer à sa narration et à l’originalité de l’œuvre que celle-ci s’est achevée. Bordel de merde, je ne pensais pas que 500 pages, c’est peu.

Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)

Le sujet principal, bien évidemment, est la mort. Que se passe-t-il après cette épreuve ? Bah rien de bien folichon. Self ne révèle aucun grand secret seul tenus par les vrais bodhisattvas. Point du tout. La mort, c’est un univers apathique, morne et dont, semble-t-il, rien n’est à espérer. Pas vraiment un enfer, on peut fumer comme un pompier et la souffrance a disparu. Mais pas non plus le pied quand il faut recracher tout ce qu’on bouffe. Quant à la gestion de l’endroit, la Mortocratie est une parfaite administration dans toute son horreur : inutile, volontairement incompétente, Kafka ne se serait pas senti dépaysé.

Quelque part, Self nous démontre-t-il pas qu’il faut mieux préférer le néant à un au-delà à notre image ?

Personnellement, j’y ai vu une forme d’anti-roman d’apprentissage. Un texte où le soi-disant guide aborigène ne sert quasiment à rien, se contentant d’ânonner ses mystérieuses phrases qui, hélas, échappent à Lily. Et au lecteur, qui pourra seulement entrevoir le début d’une explication dans le dernier chapitre – lequel, s’il reste drôle, laisse comme un goût d’inachevé. Parallèlement, le voyage de Natasha en Australie dans le dernier tiers de l’œuvre (le rapport avec Phar Lap, le guide, n’est jamais loin) n’a rien d’une quête « structurante » comme on est en droit de l’attendre chez un écrivain « normal ». Il s’agit plutôt de fuite en avant, de tragique répétition d’erreurs de jeunesse qui ne font que repousser l’échéance mortelle – qui, pour une accro à l’héroïne, est étonnamment lointaine.

Tigre va terminer sur un antienne chez l’écrivain anglais, quelque chose qui le hante depuis longtemps et qui paraît plus terrible que la mort : la drogue. Faut dire que l’écrivain a un lourd passif en la matière, notamment l’héro. Et le personnage de Natasha, en lutte contre ce fléau, en devient naturellement réaliste. La poudre blanche n’obtient aucune complaisance, Self se pose en prêcheur (excessif ? je n’en suis pas certain) en pleine croisade qui touche du doigt la malédiction de tout drogué : outre le fait qu’ils ne peuvent être heureux, la prise du stupéfiant n’a pas pour but de planer, seulement se sentir normal. Appréciez un peu cette remarque en plein milieu de l’ouvrage : « elle avait sombré pour avoir trop navigué sous pavillon de complaisance en papier d’alu« . Superbe.

…à rapprocher de :

– Beaucoup de Will S. sur QLTL, faut dire que je le kiffe bien : Dr. Mukti ; Mon idée du plaisir ; Vice-versa (idéal pour commencer) ; The Sweet Smell of Psychosis ; No smoking ; Umbrella (décevant) ; La théorie quantitative de la démence (deux nouvelles OK, le reste bof).

– Autre auteur d’anticipation sociale qui s’est attelé à la vie après la mort, il y a Damned, de Chuck Palahniuk. Déception.

– A signaler le roman Ulysse, de Joyce, pour le nom du héros assez proche de notre héroïne (Leopold Bloom). Un quelconque rapport ?

Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman en ligne ici.

10 réflexions au sujet de « Will Self – Ainsi vivent les morts »

  1. Ping : Will Self – La théorie quantitative de la démence | Quand Le Tigre Lit

  2. Ping : Will Self – Umbrella | Quand Le Tigre Lit

  3. Salut Tigre!
    Un bonjour en passant.
    Pas beaucoup le temps de lire en ce moment, manque de livres papier, chaleur.
    Je suis depuis quelques mois avec les archéos de l’Ecole Française d’Extreme Orient (EFEO), et entre deux ptits trous je me tape des biblios, des articles et autre pas-folichonneries
    Je te suis d’un œil, pas l’impression que tu aies déterré des pépites -pepites à mon goût j’entends- ou alors j’ai pas fait attention
    Ai pleuré de déception sur le dernier Vargas, achetê en e-pub comme un bon blaireau…
    Ca va, toi, dans le climat qui semble délétère de la France 2015?
    Bah, tout ça, histoire de causer…
    J’y pense soudain, tu es ma seule relation purement épistolaire -c’est furieusement XIX-XXe!
    Porte toi bien, vale en vo
    Nico-Krabay

    • Salut Krab’,
      ravi d’avoir de tes nouvelles, je me désole de ton manque de temps pour lire quelques bons romans, de mon côté le climat 2015 est « normal », les gens semblent hélas s’habituer. Quant aux pépites, à part quelques BDs sympas c’est pas trop la fête (si, il y a toujours Gregory Mion, qui me fascine). Mais j’ai quelques bons trucs qui attendent dans mon étagère, des romans que je laisse volontairement mûrir comme le bon vin.
      Zai jian wode tongshi

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  7. Ping : Will Self – Vice-versa | Quand Le Tigre Lit

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