VO : The History of my life. Court extrait (par rapport à 5.000 pages quand même) de l’autobiographie d’un des artistes américains les plus représentatifs de l’art dit « brut », voilà de quoi connaître un peu plus intiment Henry Joseph Darger. Texte assez morne mais agrémenté de belles illustrations, il s’agit d’une mise en bouche réservée aux esprits avertis.
De quoi parle L’histoire de ma vie, et comment ?
Rarement Le Tigre va aux expos (sauf au musée Guimet). J’ai fait une exception lorsque l’éditeur du présent bouquin m’avait convié à une projection du documentaire de Mark Stokes (avec qui j’ai même pu tailler le bout de gras) sur Darger. Darger ? C’est qui celui-là ? [quand je ne connais point, je signe] Né en 1892 et mort pendant le premier choc pétrolier, Henry D. aurait pu passer totalement inaperçu si ses bailleurs, Nathan et Kiyoko Lerner, n’avaient pas fait le maximum pour préserver (puis diffuser) son titanesque travail.
Tout ceci est bien expliqué dans l’introduction de Xavier Mauméjean, qui rappelle que cet homme mystérieux, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’était en rien un artiste déviant ou borderline non adapté dans la société. Vivant la majeure partie de son existence à Chicago, Henry Darger a effectué de multiples métiers (la plonge, le nettoyage dans des institutions, etc) et travaillait sur ses projets après le taf. Certes un poil asocial sur les bords, mais rien de dramatique si on considère son enfance assez douloureuse.
A part l’immense œuvre (une méga-saga plutôt) où il est question des Vivian Girls prises dans un terrible conflit contre les forces du mal, l’écrivain/peintre a également pondu un truc pareillement monstrueux, à savoir une bio de 5.000 pages. A lire les 150 pages de l’essai ici proposé, le fauve a été saisi d’effroi en imaginant à quoi ressemblerait l’intégralité de sa prose – qui consiste en une suite de souvenirs épars plus ou moins bien chronologiquement organisés et au style assez « basique ».
Heureusement, il y a la demi-douzaine d’illustrations de notre ami pour s’aérer un peu l’esprit. Non seulement ça permet de couper une narration parfois chiante, mais en plus le lecteur pourra, ici et là, jauger la folie créatrice et dérangeante du personnage. Mélange d’iconographie de comics U.S. et de peintures pulp à la violence affichée (Darger utilisait tout ce qui lui tombait sous la main), il y a de quoi parfois halluciner.
En conclusion, deux remarques tigresques. 1/ Si vous n’avez jamais entendu parler du mecton, ces extraits d’autobiographie ne sont sûrement pas faits pour vous. Renseignez-vous d’abord sur lui, il gagne à être connu. 2/ Bravo à Anne-Sylvie Homassel qui est parvenue à extraire du style terne de Darger quelque chose d’à peu près potable.
Ce que Le Tigre a retenu
Je vais tâcher de faire équilibrer dans cette partie, à savoir que ceux qui n’ont jamais entendu parler de Darger ne s’emmerdent pas trop. Car ce court essai est une manière particulièrement efficace d’entrer dans le narthex de l’esprit de l’artiste et mieux saisir ce qui le motivait :
Tout d’abord, l’enfance de Darger est le matériau principal de son intimidant récit (plus de 15 000 pages, accrochez-vous quand ça sortira en France) aux allures plus qu’épiques. Une guerre universelle qui met en scène des fillettes avec des zizis de garçons, héroïnes zigouillées par milliers par des ennemis adultes guerroyant, nul besoin de se creuser la tête pour voir que les instituts éducatifs (notamment l’Institut Lincoln, assez infâme) lui ont laissé de très mitigés souvenirs. En outre, l’éditeur n’hésite pas à signaler les rapprochements entre personnages réels rencontrés par l’auteur et protagonistes de sa saga – leurs noms étant à peine transformés.
Ensuite, Darger apparaît comme quelqu’un de certes résilié (sauf quelques passages quand il était gosse) mais profondément sensible. En particulier vis-à-vis des injustices quotidiennes qu’il a pu subir ou noter. Il n’y a qu’à lire ses considérations sur les actions malveillantes de ses proches contemporains, qui souvent prennent la forme de plaintes ou longues descriptions – au hasard : Je travaillais sus les ordres d’une autre dame des plus sévères et péremptoires, sœur Rufina. Elle battait tous les records de Mrs Stevens et de sœur De Paul réunies. [et ainsi pendant des paragraphes].
Plus généralement, l’écrivain fait preuve de précision dans le rendu de ses souvenirs. Au point de s’excuser quand un détail lui échappe, c’est dire. On retrouve bien là l’artiste besogneux et obnubilé par les chiffres, les grands, quand par exemple il balance le nombre exact de tués/blessés à l’issue des batailles entre les Vivian Girls (les Angéliques) et les Hormonaux.
Enfin, et sans doute le plus important, Darger est terriblement porté sur le monumental et les catastrophes : tempêtes, cyclones, incendies ravageurs, name it ! Il note tout dans son petit calepin et s’attache, plus que de raison, à en décrire les effets – ou les causes, quand il en est à l’origine. Cette propension à l’épique saute aux yeux dans la fiction qu’il a écrite ou les dessins créés (des mètres carrés parfois). Son univers mental était infiniment plus grand que celui du quidam de l’époque.
…à rapprocher de :
– Puisqu’on parle de Xavier Mauméjean, son roman American Gothic fait largement référence à Darger – du moins les conditions de son existence.
– Même éditeur, autre folie : celle de Jeannot dans Nous sommes tous innocents, de Cathy Jurado-Lecina. Un must.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman en ligne ici. Ou, mieux, via le site de l’éditeur.
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