Parfois l’envie d’écrire une petite fable politique me prend. Tigre va tenter de faire court, et Vishnou en personne sait si cela n’est pas aisé. Enfin, pour faire dans la dentelle, la présente nouvelle est couplée à une autre, que j’ai tout simplement nommé Le Matriarche. Sinon, toute ressemblance avec des personnes ayant…bla bla bla.
La Patriarche (ou La Dilogie des Héros, Pt.1)
Rien ne la destinait à devenir la femme la plus puissante du monde. Oh que non.
Acte I – La discrétion
Franchement, provenir d’un milieu social prolétarisant dans cet État, c’est déjà se voir fermer une carrière, et passer dans la classe supérieure requiert (à ce niveau) une volonté que peu ont. La gouaille de la populace, le franc parler ouvrier associé, c’est sacrément rédhibitoire dans les sphères hautes de la société.
En outre, jetez un œil aux photos de l’époque de sa tendre enfance : brune haute comme trois pommes, regard fuyant, cheveux presque hirsutes, et si maigre. Tellement anémiée, d’ailleurs, que le docteur familial avait exigé que les parents de Madame X déménageassent [imparfait du subjonctif, check !] vers un pays plus clément en termes de climat.
Le niveau de la famille étant ce qu’il est, ils ont dû se rabattre vers une destination où leur langue est parlée. D’une métropole froide et intimidante, les voici dans une petite communauté qui aurait pu servir de cadre à une série télévisuelle aussi champêtre que pastorale.
C’est dans cet environnement détonnant que Madame X s’est graduellement épanouie : déléguée de classe à de nombreuses reprises, porte-parole du quartier (20 âmes), représentante au conseil de son école, élue au conseil d’administration des jeunes de sa ville, elle ne ménage pas ses peines. Cela lui permet de mettre, jusqu’au coude, ses petites mains dans le cambouis, et, oui, elle aime ça. Être l’intermédiaire entre les petites gens et les décideurs, porter de modestes projets (qui d’un panneau stop à installer, qui d’une compétition de rugby entre classes du lycée) à bien, bref faire des choses concrètes et qui ont une visibilité immédiate lui donne quelques coups de fouet.
Sa majorité pas encore fêtée, Madame X est tellement remontée par ses modestes exploits locaux que son corps se transforme concomitamment. Non, il ne s’agit pas de coquetterie ou d’attractivité d’ordre sexuel (le contraire étant admis parmi les experts plasticiens d’ailleurs). Disons qu’elle s’est correctement remplumée, comme si chaque victoire locale lui donnait littéralement une couche supplémentaire de protection. Assez (mais point trop) pour envisager un retour dans la patrie.
Acte II – La révélation
Le retour au bercail a été précipité grâce à un homme politique, qui, en pseudo-voyage d’agrément, a flashé sur l’étudiante sélectionnée pour l’accueil des huiles de la métropole. Cet homme, nous l’appellerons, trivialement, le Mentor.
Il s’agit d’un vieux briscard de la politique qui ne se fait plus trop d’illusions sur son pays déclinant. Dans les arcanes du pouvoir depuis quelques décennies déjà, le Mentor s’est cassé les dents, une par une, pour tenter de remettre sur pied une vieille nation. Le peuple indocile lui a fait payer ses velléités réformatrices, et cela est resté au travers de sa gorge. La soixantaine dépassée, le Mentor se cherche un potentiel successeur, et si possible une femme – il se dit que, puisque ses premiers dauphins ont un à un perdu leurs couilles, autant choisir quelqu’un qui en soit naturellement dépourvu.
Et cette personne est devant lui. Madame X ne peut être que la bonne, c’est une perle rare comme on peut seulement en dégoter au fin fond du trou du cul du monde. Il l’embauche, sans attendre, comme assistante parlementaire, afin de la façonner (comme il aurait voulu être) avant de la lâcher dans le système telle une bombe politique pour la prochaine décennie.
L’éducation de Madame X fut rapide et efficace, il faut convenir qu’elle est devenue une élève étonnamment assidue et motivée – être présentée à tous par le Mentor en personne aide. Au menu des cours enseignés, c’est tout un art de vivre : participer activement au cabinet fantôme ; ne rien prendre personnellement ; afficher un détachement vis-à-vis de la presse ou de ses alliés et adversaires politiques tout en étant empathique avec le peuple ; parcourir le pays à la rencontre des strates sociales, rien n’est laissé de côté.
Rien, pas même la vie personnelle de Madame X à qui il faut attacher une famille. De façon presque logique, le Mentor lui a « trouvé » un mari effacé et aux revenus confortables, avocat discret qui ne croule pas sous les dossiers. En moins de trois années, Madame X accouchera de deux filles qui (contrairement à elle) prendront le nom de l’époux.
Le Mentor a tout préparé. Même la séparation. Rattrapé par d’obscures affaires de financement, il est décidé, d’un commun accord au sein du parti, de lui faire porter toute la responsabilité. Quitter définitivement la politique de façon aussi infâme ne gêne plus le Mentor dès lors que le scandale n’éclabousse pas sa prometteuse pouliche au passage. Celle-ci, qui n’a plus rien à apprendre, s’éloigne, non sans fracas, de son maître à penser. Sans donner l’impression d’un rat quittant un navire en plein naufrage, Madame X coupe avec élégance le cordon la liant avec son vieil ami – qui décède peu de temps après.
La voie est libre.
Acte III – La montée en puissance
Grâce à l’incompétence notoire du parti au pouvoir, l’opposition a l’équivalent du Strip de Vegas pour les prochaines élections. Madame X, qui s’est naturellement imposée au sein de sa formation, est élue au premier tour de l’élection. Un cas unique.
Dès les premières semaines de son accession au pouvoir, le ton est donné. Par son discours d’intronisation, elle fait subtilement comprendre à ses administrés que la fête du slip est terminée. Le pays se serait trop longtemps reposé sur ce qu’elle estime être des acquis indus, aussi il est grand temps de se sortir les doigts du fondement. Ce genre de propos n’est pas du goût d’un grand syndicat qui mettait sur place, par tradition après une élection, une petite manifestation.
Sauf que cette association syndicale est colère. C’est la première fois qu’un politicien annonce vouloir tenir ses promesses de campagne. Un tel casus belli ne peut que se régler par une grève monstre, de quoi bloquer durablement le pays. C’est avec autant de violence que de dédain que Madame X traite ce genre de difficultés.
Dans sa logique, les éléments perturbateurs (un dixième de la population, tout de même) représentent un gosse qui fait sa crise d’adolescence. Le chiard ne veut pas grandir, et, plus grave, il a oublié qui commande dans la maisonnée. Telle une marâtre digne des pires contes de Dickens, Madame X décide de priver le gamin de dîner, de bisous, de tout en fait, et peu importe les désagréments provoqués par sa crise. L’Histoire retiendra surtout que le gosse, piteusement, est revenu le lendemain dans la salle à manger. La tête basse, il mangé la nouvelle soupe que la patriarche lui a concoctée. Sans broncher.
Mater l’enfant le plus chiant de la famille a définitivement calmé les autres. A partir de ce triomphe, Madame X se permet toutes les réformes envisagées : chaque catégorie socio-professionnelle voit, à tour de rôle, son cas abordé. Chose intéressante, le plaisir que prend un enfant à observer ses frères récolter une raclée est supérieur à la tristesse due à sa mise au régime.
La population, acquise à la cause de son leader, l’élit naturellement pour un second mandat.
Acte IV – La chute
Hélas, c’est le mandat de trop. Celui de tous les excès. Malgré le fait que notre héroïne a mené à bien son lourd projet de réformes, elle a pris goût à l’exercice du pouvoir. N’ayant plus rien à prouver sur le plan national, Madame X se comporte vis-à-vis de ses homologues étrangers (normalement partenaires) comme s’il s’agissait de ses électeurs gâtés pourris du premier mandat.
Son action sur la scène internationale suscite une certaine forme de gêne dans la mesure où elle obtient des autres États ce qu’elle veut, et pour le bien de la nation. C’est bonus, mais à quel prix. Elle, et, plus grave, son pays, passent pour des petits boutiquiers de troisième zone aussi fiables qu’une munition de la première guerre mondiale.
Ça aurait pu s’arrêter là, hélas Madame X semble de plus en plus intolérante et sourde aux revendications dans son propre pays, même celles qui apparaissent bien légitimes aux yeux des experts les plus avertis. Ces derniers dénotent une lassitude grandissante chez la population qui souhaiterait définitivement tourner la page.
Face à ces tendances, le parti au pouvoir se doute de la déculottée électorale à venir. Associer son emblème à Madame X n’est plus si séduisant, il n’y a qu’à voir les affiches et spots publicitaires lors d’élections intermédiaires – on y cherche, sans succès, son visage. Les cadres du parti franchissent, à un an des élections générales, le rubicond : la femme au pouvoir est mise en minorité au sein de sa propre formation, et dégagée sans autre forme de procès.
Acte V – La fin
Madame X s’attendait à un tel revirement, et ne leur en veut pas. Elle avait agi pareillement avec son Mentor. Elle a eu ses années au pouvoir, et ce fut suffisant pour faire « évoluer » le pays, se faisant plaisir au passage en bottant l’arrière-train des récalcitrants (publiquement de préférence). C’est la sérénité même.
Le plus délicieux, pour elle, est le double discours tenu par ses contemporains. D’une part, tous la honnissent et la citent comme contre-exemple d’une société apaisée et heureuse. Une compilation de chansons paillardes dont elle est le sujet est même en tête des bacs. Mais d’autre part, et malgré les glapissements de l’opposition pendant ses mandats, elle voit bien que celle-ci, désormais au pouvoir, détricote avec parcimonie ses mesures phares.
De son point de vue, les successeurs de Madame X sont comme ses prédécesseurs : une génération politique poussive, voire perdue. Trop heureux que quelqu’un ait fait le sale boulot à leur place, les politiques qui l’ont remplacé se contenteront d’atténuer les effets les plus pervers des réformes qu’elle a engagées, mais sans les remettre en cause .
En fait, ce qu’ils pourront bien faire, elle n’en a plus rien à foutre. Contrairement au Matriarche, elle n’a pas attendu trois décennies pour accéder au pouvoir, et a fait dans l’exercice de ses fonctions tout ce qu’elle avait prévu. Elle ne souhaite aucun rappel du public, aucun poste prestigieux qui troublerait son repos du guerrier pendant de longues années à venir.
Sauf que son corps ne lui en laisse pas le temps. Les objectifs de Madame X ont été atteints, et ce n’est pas son mari ou ses enfants (qui se sont éloignés) qui lui donneront un nouveau but. Et, tel un logiciel à destruction programmée, Madame X s’éteint.
Ping : Les Nouvelles du Tigre – Le Matriarche | Quand Le Tigre Lit