Les Sutras du Tigre .10 : le temps perdu ne se rattrape jamais

Le Tigre Editions, pas de pages.

Les Sutras du TigreEn voilà une phrase bien mystérieuse. Tigritude oblige, je vais tenter d’appliquer cette maxime à la littérature. En particulier à la lecture, activité dont le félin a pu, progressivement, en faire son activité de référence. Non seulement il n’est jamais trop tard pour se mettre à lire, mais en plus être cultivé ne nécessite pas de se conformer aux classiques dont on vous rabâche les oreilles.

Qu’est-ce que serait le temps perdu ?

Le Tigre se souvient exactement quand cette foutue phrase a été prononcée. Ce fut en l’an de grâce 19XX, lorsque mon professeur de Français m’a, entre quatre yeux, dit quelque chose de ce genre : écoute Tigrou, tu es bien gentil. Je vois que tu fais des efforts, tu as un beau potentiel. Sauf qu’à ton âge, ça ne sert à rien de te taper tous les classiques que tu n’as jamais lu. Le temps te manque, c’est définitivement trop tard. Alors apprend par cœur une ou deux citations, et surtout serre gravement les fesses le jour du concours. Maintenant arrête de pleurer.

Sur le coup, j’avais compris que le temps à jouer sur ma NES pendant des années aurait pu être plus judicieusement employé à dévorer quelque littérature en vue de briller à des examens et concours que d’autres voulaient que je passe. A force d’assurer le minimum syndical et de procrastiner tout commencement d’ébauche d’achat d’un livre, j’avais des connaissances littéraires aussi larges que l’esprit de Madame Boutin [choisissez qui vous voulez pour le nom].

Une des raisons ? Le Tigre a été gravement maltraité pendant sa jeunesse littéraire. Quelques exemples : Molière en début de collège, avec le vocabulaire du XVIIème quand on ne saisit guère celui d’aujourd’hui ; dès douze piges, Cicéron en VO, comme si creuser plus profond dans l’ennui ne suffisait pas ; un an après, le bon Zola et son Assommoir, qui porte trop bien son titre ; les tragédies de Sophocle ; Emmanuel Kant et Henri Bergson ; Bourdieu et Hugo, que des titres qu’un mineur ne devrait pas avoir à lire.

Soit la taille du machin me rebutait terriblement, soit je buttais à chaque phrase (qui, au passage, faisait quinze lignes). Pendant dix ans, l’Éducation Nationale a distillé en moi la crainte de la lecture, le comptage systématique de pages restantes du roman, la satisfaction ultime de finir le dernier chapitre – même si je n’avais rien bité à l’ensemble de l’œuvre.

Bref, tout ça pour dire que le félin n’était pas connu pour ses notes en Français ou en philo. C’est par dépit que je me suis tourné vers les mathématiques (en classe) et les langues (à la récré), faisant de moi un être réfractaire à ceux que j’appelais, par paresse, les EEDDD (Écrivains Européens Décédés Depuis des Décennies). Pas un seul prof’ pour me dire qu’à part R. L. Stine, Asterix ou Le Canard Enchaîné, d’autres objets littéraires étaient à portée.

Pourquoi il n’est jamais trop tard pour lire

La vingtaine passée, voilà dans quel état d’esprit j’étais. Jusqu’à ce fameux jour en classe prépa où l’enseignant m’a jeté, à la gueule, que je ne pouvais rattraper le temps perdu pour sauver les meubles dans toute épreuve de Culture Générale. Le voilà le problème : la Culture G., épreuve reine qui est aux concours ce que la roulette russe est à un casino : une aberration. Ce n’est qu’à la fin des exams que je me suis sérieusement mis à lire.

Des années après, voici la réponse tigresque au professeur. Aucune acrimonie ni esprit de vengeance à l’encontre de cette personne qui m’a donné le coup de fouet intellectuel nécessaire à mon épanouissement. Il s’agit juste de te donner, cher lecteur, un début de répartie que je n’ai jamais pu avoir (c’est une des définitions de l’esprit de l’escalier) :

Déjà, ânonner que le temps dont on dispose serait incompréhensible est une bêtise sans nom. Quand l’envie est là, vous seriez surpris des opportunités de lecture dont vous disposez. Pour Le Tigre, cela a commencé par diviser le nombre d’heures de sommeil par deux et consacrer le surplus à dévorer des romans graphiques. Ce ne fut pas un bon plan, au bout de quelques mois le burn out n’était pas loin. Je me suis donc rattrapé en lisant dans les transports, voire en marchant. A force de parcourir des milliers de lignes, enfin, je me suis aperçu qu’inévitablement mon rythme augmentait.

Ensuite, il faut se mettre d’accord sur le terme « culture ». C’est, à mon sens, plus une expérience personnelle que se soumettre à une liste de livres prétendument incontournables. Faut pas avoir honte de sa bibliothèque, j’ai traversé mes études supérieures en invoquant Fight Club, James Bond ou Batman. J’ai certes appris à présenter mes exemples contemporains de manière cohérente et structurée, mais il y a largement matière à discuter.

En fait, une personne curieuse et pas trop atteinte aura plus de facilité à remplir une dissert’ avec ses références de mangas qu’un lèche-cul au premier rang en mode « copier-coller du cours ». Sans compter que ça fera plaisir au correcteur.

Le dernier argument est plus une attaque ad hominem, néanmoins ceux qui vous diront que « c’est trop tard » auront, à peu de chose près, le même profil : des individus à l’intelligence crasse solidement campés sur leur morale bourgeoise. Dire que le temps perdu ne se rattrape jamais, c’est annoncer que jamais le lecteur tardif ne saura profiter pleinement du cinquième art. Tant qu’à pousser la réflexion plus loin, autant aussi admettre le principe de reproduction sociale chère au système éducatif de nombreux pays.

Ce n’est pas parce que vos parents sont analphabètes et que vous êtes en formation pour devenir thanatopracteur que vous ne pourriez pas briller aux dîners de la baronne avec vos lectures. Inversement, il est arrivé au félin d’avoir des envies de commettre un seppuku à cause d’un thésard en littérature comparée qu’un malheureux plan de table a mis à mes côtés. C’était d’un chiant…

Conclusion rattrapée

De néophyte assumé en matière de littérature et incapable de lire plus de 400 pages d’un classique, le fauve est devenu, en moins de cinq années, une machine de guerre de lecteur mûr pour raconter sa vie sur la toile. Rome ne s’est pas faite en un jour, cependant la première pierre posée a constitué un déclic et m’a furieusement donné envie de bâtir une ville éternelle aussi bigarrée que bordélique : une bibliothèque. A vous de faire de même.

Concernant le rapport entre le numéro du présent Sutra et le sujet traité, Tigre a cru comprendre que l’expression Le temps perdu ne se rattrape jamais est de Jules Romain, qui est décédé en 1910.

12 réflexions au sujet de « Les Sutras du Tigre .10 : le temps perdu ne se rattrape jamais »

  1. Une semaine!
    Il m’a fallut une semaine a retourner 1000 x sept fois mon clavier entre mes doigts et résister a l’envie de tous vous insulter pour la platitude du billet et l’ignorance crasse et pourtant faramineusement prétentieuse dont vous faites preuve.
    Qu’il ne faille pas dénigrer une certaine culture que certains appelleraient « populaire » dont la littérature classique n’est plus le seul media mais auquel il faut évidement ajouter dans le désordre la SF, la fantasy, les jeux vidéos, le cinéma, la musique, etc etc… je suis parfaitement d’accord.

    Que par contre on se contente de cette petite minuscule culture moderne en occultant ce qui a été fait, écrit, peint, compose, construit depuis 4000 ans, la par contre c’est stupide.
    Un peu comme un mathématicien qui voudrait étudier la physique quantique sans avoir jamais compris le théorème de Pythagore, on ne peut pas pleinement cerner une œuvre moderne sans connaitre les classiques qui ont pu inspirer l’auteur et auxquelles celui-ci fait sans doute souvent référence.

    Alors pour les êtres « cultives » que vous prétendez être, je crois que vous devriez avoir honte de déclarer tel ou tel classique imbitable. Effectivement, Jojo Lapin est plus accessible que Crime et Châtiment. C’est aussi plus creux…
    Et dernière chose, avant de chier sur les choix littéraires vos profs de français/philo/littérature, peut-etre faudrait-il que vous vous remettiez vous-même en question. Peut-être que ce n’est pas l’œuvre qui est inintéressante mais bien vous qui n’avez pas été capable d’en percevoir l’intérêt ou la beauté. Pour revenir a une analogie mathématique, si vous ne pigez pas un théorème, c’est le théorème qui est faux ou bien vous qui êtes un âne?

    Allez, je suis d’accord, il n’est jamais trop tard pour commencer a lire et de la même manière, il n’est surement pas trop tard pour commencer a lire, découvrir, redécouvrir des classiques! 😉

    • Un cri du cœur comme je les aime ! Vous avez raison, j’ai été incapable d’apprécier à l’époque la richesse littéraire de ces œuvres. Je devais être immature à l’époque, toutefois aucun de mes camarades ne semblait avoir kiffé les lectures qu’on nous « imposait ». Le souci, il est vrai, est que je ne suis rarement revenu vers ces lectures. C’est pour ça que je prétends être cultivé, c’est évidemment une vision égoïste où je considère que mes lectures forment un tout relativement cohérent.
      Mon point est, qu’en dessous d’un certain âge, ça ne sert à rien de faire lire des « gros » (en taille) classiques. Autant commencer par Jojo Lapin, puis annoncer, subrepticement, que la trame d’une de ses histoires ressemble fort à du Pouchkine. Après, je n’ai pas trop envie d’aller vers le débat sur la pédagogie dans nos écoles, beaucoup de choses ont sans doute changé depuis ma tendre enfance.
      Comme on disait dans mon école supérieure, « play-enjoy-learn » (en anglais, ça passe mieux selon eux). Je préfère m’amuser avec des exercices mathématiques qui amènent à me faire aimer la matière pour avoir envie de trouver la démonstration du Th. de Pythagore.

      • Bah je ne sais pas. Moi ça me plaisait… J’ai eu qq expériences malheureuses mais en général j’ai aime les œuvres qu’on m’a fait lire. Pire j’ai aime quand c’était de vraies œuvres et pas des petits bouquins faciles sur lesquels je n’avais jamais rien a raconter.
        J’y ai decouverte du Hugo, du Zola, Molière, Racine, de la poésie (Baudelaire, Cesaire, Eluard), de la vieille SF (Verne, HG Wells), du Rabelais, Robinson Crusoé, du Steinbeck, du Beaumarchais, du Bazin, du Kant, du Platon, …. Ce ne sont pas des œuvres sexy, on n’y va pas sans connaitre, c’est parfois difficile, trop d’idées, c’est long, c’est pas bien francais. Ce n’est pas non plus en tete de gondole a cote des Asterix. On y rentre pas tout seul dans ce monde. Il faut en apprendre les clefs et quoi de mieux qu’un prof de francais pour se faire guider la dedans? Lire un bouquin de fantasy, n’importe qui y arrivera du premier coup. Mais sans nier les qualités de la SF, ce serait tout de même dommage de se limiter uniquement a ça…

    • cqfd, j’aimerais bien être d’accord avec vous, mais pour avoir continué dans une branche assez littéraire, je peux vous dire que le seul classique qu’il importe d’avoir lu pour comprendre un texte occidental, c’est la Bible.
      Et de mon point de vue, les choix de mes profs de lycée sont vraiment questionnables, de même que la notion de « classique » n’a aucun sens. Après avoir étudié la littérature afro-américaine, avec des personnages féminins sans le sou, drôles et pragmatiques, je ne reviendrai pas vers des classiques français où les seuls personnages fémininins sont creux ou bourgeois.

      • Lou, Je suis bien d’accord que la bible est bien l’œuvre « litteraire » qui a le plus inspire/contraint/censure/encadre la littérature et je suis parfaitement d’accord avec vous qu’il est fondamental d’en connaitre une bonne partie, croyant ou pas croyant, de même qu’il est fondamental de connaitre le contexte historique pour comprendre le cadre et les référence de toute œuvre (littéraire ou autre). Maintenant, de la a dire que c’est la seule a laquelle il faille se référer…

        Quant a la place de la femme dans la littérature classique française, elle n’est malheureusement qu’a l’image de celle qu’elle avait a cette époque. En bien ou en mal, il ne serait pas vraisemblable qu’il en soit autrement. Toutefois, je suis quand même en désaccord avec vous. Mme Bovary, même bourgeoise, est loin d’être creuse. Suzanne la fiancée de Figaro n’est ni riche, ni sotte mais drôle, débrouillarde et rusée. Je ne connais aucune héroïne des romans de Zola qui ne soient extrêmement pauvres et pourtant vaillantes, combatives et courageuses (Cf Gervaise de l’Assommoir ou sa fille Nana, ou bien Denise dans Au Bonheur Des Dames).
        Et encore la, je ne prends que des exemples de « classiques » de l’enseignement qui se révèlent de pures merveilles de littérature aussitôt qu’on est plus oblige d’en faire une fiche de lecture et qu’on ignore les analphabètes qui répètent a grands renforts de claques sur les cuisses « He He les gars, L’Assommoir ca porte bien son nom hein? hein? »

        J’avoue ma totale inculture en terme d’auteurs noirs-americains. Des titres a conseiller?

  2. Quand je compare ma passion actuelle de la littérature avec l’ennui profond qu’elle m’inspirait au cours de ma scolarité, je me dit qu’il y a vraiment quelque chose qui cloche… !

    Je m’était totalement résigné à l’idée selon laquelle il fallait se forcer à lire, sans quoi on était inculte, mais que c’était une corvée, bien que personne ne se l’avouait.

    Mais depuis, ma conception de la culture a bien évolué et j’ai fini par me faire au fait que le snobisme intellectuel existerait toujours mais que ça ne devait être une entrave au développement de ma culture perso.

    J’ai cité Final Fantasy dans mes rédactions de philo au bac (sans le mentionner, je doute quand même de l’apparente ouverture d’esprit des correcteurs) et apparemment, ça a fait mouche, comme quoi eh eh.

  3. La pire torture littéraire qui m’a été infligée durant le lycée c’est Balzac avec Chouans, rien qu’en voyant le titre tu te dis qu’il y a une coquille, que tu vas prendre cher. Les espérances sont en deçà de la réalité en matière de casse-couillite, je ne l’ai jamais fini, j’ai mis le pilotage automatique du cerveau et attendu que ça se passe.
    Après même Madame Bovary ça a été un plaisir !

  4. « être cultivé ne nécessite pas de se conformer aux classiques dont on vous rabâche les oreilles » : (instant kikoulol) <3 <3 <3 *_____* :3

    Je retiens la même chose de mes années dans le secondaire. Faire lire Proust à des gosses de 15 ans, c'est pas le meilleur moyen de leur donner le goût de lire… Après, Dieu a inventé les vidéos Sparknotes et la crainte de passer pour une inculte s'est envolée.

    • Dieu s’y est pris un peu tard hélas. De mon côté, j’assume mon inculture classieuse, et j’espère bien que, dans 10 ans, dire « Je lis Le Tigre » suffise à fermer le clapet de tout prof de Français…

  5. J’approuve ledit Sutra avec force. Sur bien des points.

    D’abord, qu’il n’est jamais trop tard pour commencer quelque chose. Je me souviens de cette anecdote sur Socrate qui apprenait la flûte avant son exécution. Ses disciples lui demandent : « pourquoi apprends tu de cet instrument avant de mourir ? ». Et lui de répondre « Et ta mère ? ».
    Euh, pardon, mauvaise citation, il a dit quelque chose qui ressemblait à « Nous mourrons tous un jour, cela ne doit jamais nous empêcher d’apprendre quand même. »

    Ensuite la réflexion sur la culture. J’ai remarqué que c’est l’apanage du snobinard et du faux intellectuel que de chercher à mettre sur un piédestal méprisant des classiques que j’ai en général du mal à lire. Dans mon entourage, on me considère comme une personne cultivée, et s’il m’arrive de lire Carl Gustav Jung, Dante, Machiavel ou Von Clausewitz, j’admets adorer certains romans bas du front mais rigolos ou pleins d’action. Même chose pour les films. C’est pas en se montrant ultra sélect qu’on devient vraiment cultivé (et je me souviens avoir lu ça dans l’autobio de Stephen King, qui est tout de même aussi un ancien prof d’anglais litté).

    Bref, tout ça pour dire, Tigre, j’te suis grave sur c’coup là !

Répondre à Lou Annuler la réponse.