A la recherche du porno perdue

Le Tigre Editions, pas de pages.

Les textes du TigreIl faut que je vous parle d’un temps que les jeunes n’ont jamais connu. Lorsque la technologie ne s’était pas insinuée à ce point dans vos vies et que des esprits purs devaient faire preuve d’initiative pour aller quérir d’émoustillantes images. Voilà comment ça fonctionnait à l’époque [mode vieux con on/] Car c’était forcément mieux avant.

Ode à la recherche qui n’est plus

Début des années 90. Les billes laissent progressivement la place aux pogs dans la cours de récréation où se disputent quelques styles de musique. D’un côté, les punk rocks/skateurs à la démarche chaloupée et dont l’hygiène discutable ne dérange que les parents. De l’autre, les surexcités ne jurant que par les premières musiques électroniques, hélas seule l’eurodance est à l’honneur – en attendant mieux. Voilà comment Julien analyse son école primaire, espace qu’il maîtrise parfaitement eu égard les quatre années à fouler les couloirs d’un bâtiment dont les objets rapetissent à chaque rentrée scolaire.

En termes de technologie, les connaissances de Julien se limitent à la différence de processeur entre sa vieille Famicon et la SuperNes que certains parents ont accepté d’offrir. Julien n’en fait pas partie, pas comme son meilleur ami Sébastien avec qui il passe des après-midi endiablés à se balancer des carapaces vertes et rouges sur un circuit auto. Ils ont du arrêter de jouer à des jeux de football, le mauvais caractère de Seb’ ayant plus d’une fois coupé court la séance vidéoludique.

Ah si, il y a comme une mode passagère qui a débarqué dans sa ville. Cela a commencé par d’inquiétants bips sortant d’un artefact accroché à la ceinture de son médecin. Lequel prenait le téléphone le plus proche et rappelait son interlocuteur. Magie. Puis des indications sur certains lampadaires, tels des signes de chemins de grandes randonnées réservées aux vrais initiés. Jamais très loin, quelques hommes visiblement énervés hurlaient dans un petit téléphone sans fil. Sans fil. Dans la rue. Comme ça. Les premiers Bi-pops ont de la gueule, y’a pas à dire. Les ordinateurs se limitent à un monde professionnel que Julien ignore, il n’apprend dans les seuls cours reçus dans ce domaine qu’à rédiger des histoires pré-remplies qui, l’air de rien, sabordent sa créativité.

Quant à la sexualité, ce n’est pas encore le moment. Certes quelques jeux dans le préau ont pour résultat de rouler de solides patins à la fille désignée par le tournoiement d’une bouteille de soda capricieuse ; certes quelques rêves se finissent étrangement bien en apportant une douloureuse félicité qu’on ne saurait définir ; certes tirer sur la gaule du matin pour pisser droit procure de bizarres sensations, mais rien de bien révolutionnaire. Il y a bien un mystère persistant dans les hauteurs des librairies et papèteries, des formes dorées et rebondies qui agissent tels des aimants, toutefois le regard comme-si-de-rien-n’était mais puissamment torve du vendeur dissuade Julien d’y prêter plus attention.

Il sait évidemment comment on fait les gosses et a une solide idée de l’anatomie de ses contemporains, cependant lui et ses amis n’ont jamais été confrontés à des exemples concrets sur lesquels disserter. Tout n’est que supputations à partir d’informations plus ou moins fiables glanées auprès des grands frères ou expériences (restant à démontrer) de certains.

Jusqu’à ce moite après-midi de mai. Le jour où son ami Kevin annonce (ou avoue) la grande nouvelle à la bande. Sacré Kevin, dire que c’est le plus discret du groupe.

Le stress du VHS

Il y a deux semaines, Kevin a entrepris de savoir où ses cadeaux d’anniversaire ont bien pu être cachés par ses vieux. Ces derniers s’étaient absentés de 14 heures à 19 heures le samedi pour le concours hippique de sa sœur. Cinq heures pour retourner (et remettre en place) l’appartement et avoir la réponse à sa question : recevrait-il oui ou merde le dernier CD d’Unlimited System et/ou le dernier Street Fighter ? Si Kevin n’a pas eu la réponse à ces légitimes questions, il en a eu une autre d’importance.

En effet, Kev’ a débusqué nettement plus intéressant : dans un tiroir en hauteur (au-dessus des slips du daron) de la chambre parentale, sa main a buté sur une dizaine de cassettes VHS. Parce que le rangement est placé trop haut, il n’a vu la jaquette d’une cassette que lorsqu’il l’a saisie. Il aurait pu ramasser une grenade fumante que sa réaction aurait été la même : il l’a jetée au loin en poussant un cri de victoire. Puis a intensément réfléchi aux conséquences de cette exquise découverte. Vite oubliés, les cadeaux.

Avec une précaution qu’il s’est étonné posséder, Kevin a ôté quelques vidéos encastrées, tout en notant sur un bloc note la position de chacune d’elle en vue de les remettre en bon ordre. Sur le lit king-size sentant bon le papa, il a passé en revue son butin en lisant avec un intérêt non feint la présentation des acteurs et synopsis des aventures dans lesquelles ceux-ci évoluent. Un nouvel univers venait de s’ouvrir, encore plus exaltant que de savoir ce qu’il se passait dans les toilettes des filles. Plongé dans ses rêveries, Kev’ n’a repris conscience qu’à 18 heures. Impossible de prendre le risque de voir ses parents arriver, il a tout remisé dans le tiroir en veillant à respecter la disposition initiale.

Kevin finit d’exposer sa trouvaille face à une dizaine d’yeux globuleux, certains accusant un début de larmes reconnaissantes. Julien, Sébastien, Irénée, Adil et Stéphane n’en peuvent plus. Le mieux qu’Irénée et Sébastien aient connu se trouve sur une chaîne cryptée où, au-delà des froufrous électrisants, ils jurent avoir entendu des cris de femmes. Concernant Julien et Sébastien, ils ont eu chacun la chance, deux fois, d’escamoter la surveillance parentale pour contempler, le dimanche soir, un film de seins sur une petite chaîne hertzienne qui n’en finit pas de monter – leurs regards hagards le lundi matin étant une bonne indication de la réussite de leur entreprise.

Bref, les cinq compères veulent en savoir plus. Il veulent voir pour y croire. Demandent ardemment à ce que Kevin fasse tourner la cassette comme il fait la tournée des claques aux petits cons de CP. Leur camarade proteste, hors de question qu’une telle bombe se balade dans la nature. Merde, imaginez ce qu’il peut arriver ! Soit son père (ou, pire, sa mère) s’en rend compte rapidement et il passera un putain de mauvais quart d’heure. Soit un de leurs parents tombera dessus et demandera des comptes. Et là, Kevin sait pertinemment que la juste pression exercée fera de ses amis des petites balances. Que tous les doigts se pointeront vers lui et sa famille. Son père qui ne protège pas assez ses travers et laisse le fiston les louer à ses camarades. Toute une réputation qui vole en éclat, entre postures bien entendues de vierges effarouchées et ricanements dans les dîners mondains – chaque pater familias pensant à préalablement verrouiller un peu plus sa cachette à coquineries.

Deuxième solution, tout le monde va chez Kevin se repaître de ces vidéos. A proscrire. Déjà, la maman du jeune enfant est femme au foyer, et à part les concours de canassons de Julie (une fois par trimestre) il y a toujours quelqu’un dans la maisonnée. Ensuite, il habite en marge de la ville, Sébastien et Adil mettraient plus d’une heure pour faire l’aller retour. Enfin, et plus embêtant, il n’y a pas de lecteur VHS chez Kevin. Cette dernière excuse a correctement fait marrer le groupe, hélas c’est la stricte vérité : papa K. a bel et bien des cassettes de cul chez lui, néanmoins il n’a pas de quoi en profiter. « On confie bien le sérail à l’eunuque », dit Sébastien. Si personne ne comprend la remarque, le groupe sent bien que papa Kevin en a pris pour son grade.

Les voilà donc dans une impasse.

Hymne à l’esprit d’entrepreneuriat du pornographe

Irénée prend alors la parole. Irénée, enfant unique d’une famille catholique traditionaliste, fermement papiste à la limite de Saint-Pie-Dix, semble être le plus motivé pour débloquer la situation – et, par conséquent, son excès de testostérone. Or, par un heureux hasard, ses parents se rendent à une congrégation ce vendredi après-midi. D’après le tract de présentation qu’il a rapidement parcouru, la messe sera suivie par un frugal apéritif (à base de poisson évidemment) jusqu’à 19 heures. Le créneau est idéal et ne risque pas de se reproduire à moins que d’autres aient une meilleure option. Julien et consorts, plus attirés par l’appât de l’immédiateté que de la saine émulsion du faire-durer, acceptent. Plus que quatre jours.

Quatre jours seulement, c’est bien peu pour mettre en place une stratégie un tant soit peu crédible. La semaine est dévouée à préparer un vendredi après-midi d’exception. Chacun étant libre à partir de 15 heures, une fenêtre de tir (sans jeu de mots) s’offre à eux pendant quatre heures. Disons trois, le temps d’arriver chez Irénée et rentrer chez soi discrètement. Plutôt deux, en assurant une confortable marge de manœuvre au cas où les parents de l’hôte se décidaient à écourter leur messe.

Tout d’abord, trouver les excuses. Pas une seule seconde la possibilité de faire l’école buissonnière n’est née dans l’esprit des amis. Ce serait une première, et ils se feront prendre la main dans le sac à foutre aussi sûrement que s’ils se pointaient à un contrôle habillés de post-it d’antisèches. Normalement, de seize heures à dix-huit heures, cinq des compères jouent au foot dans le parc sous les yeux attendris de leurs mamans respectives. Comment leur faire comprendre qu’ils comptent mater un porno plutôt que taper dans le ballon ?

Pour compliquer la chose, Sébastien ne joue pas au foot et a pour habitude de faire ses devoirs du weekend le vendredi après-midi sous le regard ferme mais juste de son paternel. Pour lui, l’idée est simple : il ira chez Adil réviser, ce dernier n’étant au parc qu’une fois sur deux. Adil, officiellement, ira chez Sébastien bosser aussi. Leur famille ne se connaissant pas, l’alibi n’aura pas à être motivé. Reste Kevin, Julien, Stéphane et Irénée. Extrême complexité.

Après des heures de réflexion, la solution optimale est trouvée : Julien et Steph’ iront finir un projet d’histoire-géographie chez Samuel, un copain proche dont la baby-sitter a autant de neurones qu’un couple de drosophiles asexués ; tandis qu’Irénée rentrera sagement chez lui pour attendre ses parents. Le plus délicat fut d’informer ce bon Samuel sans lui avouer la finalité du mensonge. Sam, très porté sur la bonne chair, se laisse corrompre par trois paquets de barres chocolatées. Aussi simulera-t-il un contre-temps dans le devoir à rendre et annoncera à la connasse qui le garde qu’il avance le projet tout seul.

Les alibis trouvés, il convient ensuite de se diriger vers le lieu du crime. Et c’est plus retord qu’il n’y paraît. Cinq garçons se dirigeant chez un de leurs amis alors qu’il sont censés faire autre chose. Y aller tous ensemble reviendrait à louer un char doté d’une enceinte de 400 MW et au-dessus duquel un néon afficherait un tonitruant « doing something dirty ». Même par paire, ce serait forcément suspect. C’est à l’aide de l’équivalent d’une carte d’état-major (le plan de la ville prélevé dans l’agenda d’Adil) que, dans les couloirs de l’école pendant la récréation du jeudi, nos amis mettent en place les itinéraires de chacun.

Pour faire simple, Irénée ne change rien ; Adil le suit à quelques encablures de là en s’arrêtant sporadiquement dans les commerces avoisinants ; Sébastien passe par le nord pas loin des terrains vagues avant de redescendre plein pot ; à l’inverse de Kevin qui emprunte la route sud sur quatre cents mètres ; pendant ce temps Julien et Stéphane prennent un bus pour se diriger chez Samuel mais s’arrêtent à une autre station en vue de faire demi-tour vers la piaule d’Irénée. Si tout se déroule comme prévu, les six débarquent au point de rendez-vous dans un intervalle d’une dizaine de minutes à peine. Et si quelqu’un croise une connaissance de ses parents respectifs, il est réputé grillé et accepte de rentrer chez lui.

Enfin, et très certainement plus éprouvant est le rôle de Kevin. Celui qui apporte le « paquet ». Car il n’aura pas, de toute évidence, le temps de rentrer chez lui et repartir chez Irénée. Aussi doit-il avoir la cassette sur lui toute la journée de vendredi. Le supplice commence dès le mercredi soir, seul moment où l’absence ponctuelle de ses géniteurs (dix minutes pour prendre les courses livrées au rez-de-chaussée) l’autorise à subtiliser une cassette de cul. Qu’il cache sous le matelas de son lit pendant deux jours, telle une ogive nucléaire qu’un simple pet suffirait à déclencher. Pourquoi sous le lit ? Car il s’était déjà fait gauler en y camouflant un Echo des Savanes, et sait que c’est bien le dernier endroit où on le suspecterait de réitérer ses cachoteries.

Cependant, dès que maman se penche pour lui faire son bisou-du-dodo, Kevin serre les fesses à avoir des crampes monstrueuses, partagé entre l’envie d’écourter le câlin et la nécessité de n’éveiller aucune suspicion. Sans compter les allées et venues de sa famille pour aller aux toilettes. Il se découvre alors une finesse d’ouïe qui confine au paranormal, chaque pas ou porte qui se ferme fonctionnant mieux que son réveil matinal.

Et ce n’est rien par rapport à savoir la VHS au fond de son cartable pendant toute une journée d’école. Kevin a très sûrement touché de très près la définition du terme « paranoïa psychotique ». Ce mal qu’il expérimente n’est pas pour rien à son choix de carrière de psychiatre qu’il prendra d’ici dix ans. Cette sensation d’être épié, que son monde peut s’écrouler à tout instant, voilà qui est nouveau. Pour la seule et unique fois dans son existence d’écolier, entendre la maîtresse l’appeler, lui répondre un timide « oui Madame ? », puis devoir aller au tableau réciter la leçon est un soulagement. Kev’ vérifie cent fois si son cartable est bien fermé, et ne sortira pas plus d’un cahier à la fois. Il manipule son sac comme un démineur un objet suspect trouvé dans un aéroport syrien. Il se sent plus alerte, vivant et les petits soucis du quotidien lui paraîtront bien faibles en comparaison, il en est persuadé.

Kevin sait être l’artisan principal de leur entreprise, le héros méconnu alors que tous les regards se portent sur Irénée.

Finalement, tout s’est déroulé selon leurs plans : 16 heures et 24 minutes, tous sont chez Irénée. Une heure et demie devant eux. Pas le temps de prendre un apéritif-cola, la vidéo est enclenchée dans le magnétoscope. Néanmoins, celle-ci n’est pas mise en route avant que Kevin, armé d’un stylo et de son habituel bloc note, renseigne précisément la position du timer afin de rembobiner exactement la cassette sur la même scène. Il pense à tout. Vraiment ?

Le premier faux porn

Déception. La sélection a porté sur une VHS sur laquelle les femmes étaient nombreuses et aguicheuses. L’absence de mecs sur la jaquette aurait dû l’avertir. Une heure trente de porno chic lesbien dont l’acmé consiste à l’insertion d’un pauvre canard en plastique dans un bain rempli de mousse. On ne voit donc rien. Le reste du film ? Des cocktails sur une plage d’Acapulco agrémentés de regards fuyants et d’une narration verbeuse, in petto, par la plus niaise des héroïnes. Un film français, indubitablement.

Les six compères ont beau répéter que c’est de la merde et attendre patiemment que le barman de la plage soit mis à contribution, rien n’y fait. Mais ça ne les a pas empêché de bander comme des ânes. Tout le week-end.

8 réflexions au sujet de « A la recherche du porno perdue »

  1. Tu m’as filé un sacré coup de vieux là, c’est que je l’ai connue moi cette époque dorée, celles des magazines pornos et des VHS sous le manteau.
    Rien que pour tous ces souvenirs, un grand merci 🙂

  2. Je ne dirai pas que ça sent le vécu car je n’ai jamais eu la possibilité matérielle d’éprouver l’odeur des textes du Tigre (ni même d’un autre blogueur, félidé ou non) mais je dirais par contre que c’est criant de réalisme.

    L’expression « bander comme un âne » n’a jamais aussi bien porté son double-sens, en tout cas.

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