Sous-titre : Édition intégrale (Le Tigre fait rarement les choses à moitié). Offert de bon cœur, lu avec passion, cette BD ne pourra laisser personne indifférent. Récit dessiné d’un photographe qui suit une équipe de MSF en Afghanistan en 1986, le tout entrecoupé de clichés saisissants. Magnifique et parfois choquant.
De quoi parle Le photographe, et comment ?
Didier Lefèvre, photographe à l’AFP, a passé plus de trois mois en Afghanistan, en plein conflit soviétique, avec une équipe de médecins français. A partir de ses photographies et souvenirs du séjour, aidé sur le scénario et le dessin par Emmanuel Guibert, Frédéric Lemercier s’occupant des couleurs (et de la mise en page, pas évident dans une telle œuvre), Le photographe retranscrit cette expérience sur plus de 250 pages.
Avant de dire à quel point Le Tigre s’est régalé de cette intégrale composée de trois tomes, première question de taxinomie : où classer ce monument littéraire ? J’ai opté pour la catégorie « essai », à l’image d’un Saison brune de Squarzoni : cette catégorie est peu remplie, et ce serait légèrement chier dans les bottes des auteurs que d’appeler Le photographe une BD, voire un roman graphique. Essai artistique, politique ou biographique ? Biographie plutôt, car la politique est rarement abordée et au-delà des images il y a surtout le ressenti du narrateur.
L’histoire est simple : l’AFP dépêche le photographe Lefèvre qui va se joindre à un groupe de French doctors pour en faire d’éventuels reportages. Atterrissage au Pakistan, présentation de l’équipe, passage (clandestinement) via plusieurs cols en Afghanistan, mise en place d’une maison / hôpital, quelques ballades, enfin retour (provoqué par l’auteur parce qu’il souhaitait rentrer sans faire de détours) jusqu’à Peshawar.
Le lecteur aura l’occasion de partager le quotidien de la team (à sa tête, une femme admirable, quelques docteurs) mais surtout des Afghans dont certains luttent contre la présence de l’URSS. Le travail de médecins sans frontières est alors délicat, et nous sommes parfois en présence d’images très dures (un gamin dont le bas du visage est arraché, un homme qui perd un œil, un bébé sur le point de mourir, etc.).
Les images, parlons-en ! C’est ce qui fait de cette BD un ouvrage original et beau à posséder : des dizaines de photographies ponctuent le récit (et les dessins) ici et là, provoquant une immersion comme Le Tigre en a rarement vécu. Le dessin est plutôt classique, à savoir lignes claires (mais assez larges). Du Hergé plus « grossièrement » dessiné, d’ailleurs les références à Tintin au Tibet sont nombreuses et pertinentes. Le cliché du gus qui cours sur une pente enneigée soulèvera plus d’un ricanement.
Les toutes dernières pages évoquent ce que sont devenus les protagonistes, et c’est avec stupeur que Le Tigre a appris que le photographe, éprouvé par son séjour, a perdu pas moins de 14 ratiches ! En conclusion, historie envoûtante qui donne envie d’aller préparer vite fait son backpack et filer à l’anglaise vers une direction inconnue. Quel dommage que certaines photos ne soient pas en couleurs, toutefois ça a son petit charme en teintes de gris.
Ce que Le Tigre a retenu
On en apprend bien sûr énormément sur l’Afghanistan des années 80 et la culture de ce pays en général : la curieuse façon de négocier (en se serrant la main et tapotant ses doigts comme un franc-maçon vous dirait bonjour), les formules de politesse, les enfants jouant avec des armes,… Chose étonnante, le voile porté par les femmes a dans ces contrées signification de liberté : la femme dans son village où tous la connaissent ne portent pas cet habit, la plupart du temps elle ne sort pas de sa maison (et constitue un « bloc » moral pour les hommes). En revanche, dans une ville, ledit voile est source de liberté puisque grâce à celui-ci la femme peut se déplacer, à sa guise, dans les rues.
Il faut évidemment (pour ne pas passer pour un sagouin) évoquer l’engagement humanitaire des personnes rencontrées dans cet essai (et les autres). Abnégation, travail sans relâche, mais la gratification (modeste en apparence, mais immense) de la population fait qu’on y retourne. La déontologie médicale n’est pas un vain mot, par exemple les contacts entre médecins français sur place et leurs homologues russes sont nombreux (envois de radios de patients, etc.). D’ailleurs, un French doctor explique que s’il lui arrivait d’être gravement malade, il a donné comme consignes d’être envoyé chez les soviétiques.
Le défaut (en est-ce vraiment un d’ailleurs ?) du récit concerne le retour de Lefèvre, sans le staff de MSF, qui laisse un goût amer : accompagné par des guides incompétents, d’autres étant de purs escrocs (lui demandant toujours plus à chaque passage d’un col), notre reporter est à deux doigts de passer de vie à trépas. En ajoutant le policier pakistanais corrompu, le souvenir final du lecteur sera mitigé. Pas celui de l’auteur, qui se rappellera avant tout des fabuleux mois qui précèdent.
Conclusion plus personnelle enfin : cet étourdi de Didier a perdu son carnet de voyage lors d’un déménagement (des années plus tard), le récit aurait pu être plus intense. Si vous voyagez dans des contrées exotiques, munissez d’un appareil photo (attention si numérique, l’électricité n’est pas forcément au rendez-vous) et d’un carnet. Ne perdez ni photos ni journal, quitte à faire des copies un peu partout : vous n’en ferez sans doute pas une BD, néanmoins en 2100 vos descendants vont bien se marrer.
…à rapprocher de :
– Dans la catégorie BD / Essai / Photos à l’appui, il y a l’excellent Demain, demain, de Maffre. Loin du Nuristan, misère également, bienvenu dans le bidonville de Nanterre.
– Guibert et B. David (scénario) ont produit l’étonnant Capitaine écarlate, que je ne peux que vous conseiller.
– Emmanuel Guibert, seul, a produit L’enfance d’Alan et La guerre d’Alan. Pas mal du tout.
– Sur l’Afghanistan d’après la période soviétique et avant la guerre contre les Talibans, n’hésitez pas à pleurer en lisant Dans la mer il y des crocodiles, de Geda.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez le trouver en ligne ici.
Ping : Guibert & David B. – Le Capitaine écarlate | Quand Le Tigre Lit
Ping : Emmanuel Guibert – L’enfance d’Alan | Quand Le Tigre Lit
Ping : Fabio Geda – Dans la mer il y a des crocodiles | Quand Le Tigre Lit
Je découvre par hasard cette nouvelle lecture commune et je trouve très intéressant la façon dont chacun a rédigé sa chronique. Les impressions sont apparemment partagées (j’ai été marqué par les mêmes images et les mêmes anecdotes) mais les focus ne portent pas sur les mêmes éléments. Dommage que ce livre ne stimule pas plus l’intérêt des lecteurs. Il s’agit pourtant d’un récit-témoignage digne du plus grand intérêt. Je note en passant Demain, demain de Laurent Maffre.
On lit les mêmes choses, et sur ton site je prends plaisir à lire des phrases entières des œuvres (ce que j’ai la flemme de faire). De Guibert, je te conseille surtout « La guerre d’Alan », poignant à souhait.
Ping : Emmanuel Guibert – La Guerre d’Alan | Quand Le Tigre Lit
Ping : Laurent Maffre – Demain, demain | Quand le tigre lit