Les Nouvelles du Tigre – Paradise Thing

Le Tigre Editions, pas de pages.

qltl-textes-tigreExtraits du discours du Tigre lors de la remise des prix du concours de nouvelles de l’université : avec la douzaine de textes envoyés sous des noms différents, statistiquement je m’y attendais […] remercier tout particulièrement Monsieur X et ses conférences sur le droit des sociétés cotées, en l’absence desquelles la rédaction de cette nouvelle aurait été impossible […] bon il est où le cocktail promis, il fait soif […]

Paradise Thing

Ceci n’est pas un testament. Ce texte est tout d’abord adressé à ma famille, en particulier Jingxi et Chetan, espérant que cela pourra atténuer leur chagrin. L’absence d’un père vaut parfois mieux qu’un ersatz d’autorité tutélaire. Les autres voudront m’excuser s’ils n’y rencontrent pas les réponses à leurs questions.

LA REIFICATION POUR LES NULS – ANALYSE LIBRE. Extraits psy-blog

[…] Les historiens contemporains se disputent encore pour arrêter une date. Certains retiennent 2042. Les JO de Bangkok avaient donné aux Chinois plus de médailles que l’Amérique du Nord et la Fédération Européenne réunies. D’autres préfèrent la date de la première mission habitée sur Mars, uniquement composée de Taïkonautes (humiliation pire que Spoutnik). Ils s’accordent néanmoins sur la justesse des prévisions des années 2000 : les BRIC ont bien pris le dessus. La Chine, l’Inde et la Russie mettaient au point leur confédération. Le Brésil, telle une Prusse lusitanienne, unifiait une Amérique du Sud aux abois. Le dogme entrepreneurial protestant américain s’était dispersé pendant que l’Europe sombrait dans la vieillesse. Le savoir bouddhiste, hindouiste et grand-russe avait effectué un melting-pot d’une redoutable efficacité tandis que la culture « universelle » occidentale piétinait autour de sa grandeur passée. La Désoccidentalisation. Les Pensées de Pascal remplacées dans les lycées européens par Confucius.

[…] Hélas nous n’avions pas su discerner les rapports que l’Asie entretenait avec l’être humain. Les boucheries russes des années 30 contre les Sibériens auraient du éveiller des soupçons. La tyrannie chinoise n’était plus une temporaire erreur qu’une savante pédagogie rectifierait le moment voulu. C’était leur manière de penser, entre terrible individualisme et néo collectivisme écologiquement responsable. Et comme Five Billion people can’t be wrong […]

Comment tout a bien pu commencer ? Ce fut par un triste matin de novembre que je perdis les pédales. A quarante-trois ans mon poste de juriste me procurait un relatif épanouissement. Mais c’était sans compter les mauvais payeurs et le retentissant scandale des téléphones à ondes courtes. L’euro tiers payant débarqué dans ma boite newnet et le rejet de notre appel suite à une plainte d’une association d’écolos revanchards furent autant de gouttes d’eau qui firent déborder mon réservoir à frustration. J’avais envie de m’évanouir, c’en était trop. Comme je n’y parvenais pas ce fut tout naturellement que je me fracassai la tête sur le carbone polymérisé de mon bureau. Réveil en salle de soins intensifs, ma femme à côté pleurant silencieusement. Elle me connaissait suffisamment. C’est elle qui allait dire aux enfants ce que Papa allait faire. Le psychologue est arrivé. « Vous vous sentez mieux ? Surmenage, perspective d’un long hiver, on attend toujours le global warming ». Je ne me sentais pas du tout mieux, j’avais l’impression de tout ajourner. Les études de mes enfants, les réunions avec l’IA professorale, les cinquante-cinq abonnements automatiques. Se lever. J’étais incapable d’assumer cela dix minutes de plus. Il comprenait l’option qui me restait. Après m’avoir rapidement averti des conséquences il me demanda le temps que je comptais passer en Disponibilité. Le maximum. La procédure est passée comme dans un rêve dont on aimerait bien s’extraire. Il restait à accrocher le riche Citoyen qui voulait un Français parlant le Sino-russe, santé physique impeccable.

[…] Une petite faction d’historiens préfère considérer 2052 comme « l’année Zéro » : refonte de l’ONU et Grande Réification. Bretton Woods sociétal où pendant deux mois les plus fins diplomates de la planète ont produit un travail exemplaire. Surpopulation et Grande Crise de 49 ne trouvaient plus dans la doctrine libérale occidentale de solutions satisfaisantes. La jeune Asie avait discrètement préparé la sienne, seulement pour être réellement efficiente celle-ci devait s’appliquer au niveau mondial. Une nouvelle classe d’êtres humains devrait être créée. Possibilité de suspendre sa personnalité juridique. Abonnements, comptes et boîtes aux lettres newnet bloqués. Dix ans d’affilée au plus (ancienne durée de présomption de décès) avec six mois de réintégration administrative entre deux périodes. Régime juridique des biens : aucune rémunération ni licenciement, l’obéissance totale. Exit les trois lois d’Asimov. Tout est consigné dans un ouvrage que les diplomates ont trouvé fin de baptiser le New Black Code. L’unique fantaisie des assemblées plénières.

AGV Paris-Minsk, sept heures seulement. Deux jours après avoir déposé mon CV une Biélorusse s’était manifestée. Après une heure de visioconférence sa signature électronique au contrat décennal fut transmise. Après vérification, Mme… pardon, Dona (NBC, article 4) ne semblait pas un golem des mafias. Je m’entraînais à ne plus utiliser Je et à ôter mes derniers substrats humains. Le wu enfin accompli. Je sortis du train, le Code composant mon seul bagage, cheveux rasés, vêtement bleu azur indiquant ma condition. Dona me jaugea, opina du bonnet et me lança «вещь» : le mot clé fut prononcé dès la première seconde, scellant la dernière étape annihilant le peu d’autodétermination qui me restait. Dona vivait dans un appartement d’une centaine de mètres carrés, décoré avec un goût des plus douteux. Mobilier franco-italien pseudo Renaissance, une vaste plaisanterie visuelle où j’étais un intrus décoratif de plus. « CR.JP.62-72 logera dans la pièce au fond. Je le nommerai JP6 dorénavant ». Notre désignation est choisie par le programme de mise en Dispo, indiquant entre autre les années de Disponibilité.

[…] Deux ans de tractation pour enseigner ses bienfaits avant de la promulguer. Les moins de cinquante ans, abreuvés de mangas cyberpunks, l’attendaient avec indifférence, acceptant la fin d’un système de valeurs cinquantenaires inappropriées. Comme dans toute démocratie qui se respecte il y avait des extrêmes. Les illuminés voulant s’offrir des vacances Dispo (c’étaient leurs mots) se confrontaient aux Ultras Universaux qui affirmaient être les seuls à posséder un reste d’éthique. Il fallait y ajouter un bataillon de moins jeunes qui, attachés aux principes pré-désoccidentalisation, publiait une abondante logorrhée littéraire contre le nouvel ordre asiatique. Ils rencontraient très peu d’écho, ayant un pied dans la tombe et écrivant avec l’autre. Finalement la loi onusienne passa sans encombre, ses détracteurs ne proposant aucune alternative un tant soit peu crédible. L’eurodispo ne coûtait plus rien à la Société, il était un poids directement supporté par un contribuable souvent aisé. Réification rimait avec désintermédiation. […]

Avant les grands classiques du Shintoïsme on nous avait fait lire Lorsque j’étais une œuvre d’art d’un certain Schmitt. Je n’avais rien du protagoniste. Lorsque j’étais une œuvre économique et sociétale plutôt. Dona était en effet une très veille propriétaire riche mais seule. Son mari s’était suicidé après avoir brûlé en 2031 l’église d’un village en Sibérie avec ses habitants dedans. Restait sa petite-fille, mais il s’agissait d’une « petite prétentieuse incapable de me donner un arrière-petit fils  ». Telle une aristocrate russe de la fin du 18ème Dona avait de naturelles dispositions à m’utiliser sans gêne. « JP6 sera aimable de m’administrer ce médicament (je tairais comment) ». « Que le bridge soit parfaitement maîtrisé le 12, ma partenaire ne pourra venir ». Si les premières semaines m’ont cruellement désorienté, les années passaient plus vite qu’une semaine de clôture de bilans. Dona me permettait enfin de puiser dans sa vaste bibliothèque : Nabokov, Pouchkine, Dostoïevski, je me régalais d’anciens mais éminents auteurs. Ses envies étaient faciles à exécuter. J’étais en paix.

[…] Cela n’explique pas seul le recours exponentiel à la Disponibilité. La demande (issue de fantasmes historiquement compréhensibles) dépassait largement l’offre occidentale. Parallèlement, les criminologues du monde entier remarquaient une impressionnante diminution des crimes et délits contre les personnes et en déduisaient une subversive théorie. Les fantaisies les moins racontables du violeur en puissance à l’exhibitionniste inoffensif auraient pu en toute impunité être enfin assouvies. L’offre existait et il n’y avait aucun intérêt à détruire l’objet coûteux sans compter les indemnisations à la famille (NBC, article 23). Première fois que l’humanité, adoucie, avait un droit commun. Une entorse au NBC était une insulte à tous, Citoyennes ou Dispos. Et humainement ? Le bilan semble globalement positif (sans paraphraser un politicien du siècle précédent). Si les progrès de la médecine nous permettent de bien vivre jusqu’à cent-dix ans, que peuvent bien représenter dix ans de Dispo ? Le temps perdu se rattrape. Les psychoneurologues certifient enfin que l’esprit n’a pas suivi l’évolution du corps : cent ans de responsabilités apportent son lot de déficiences mentales. La médication coûte cher, la mise en veille du cerveau étant la seule réponse responsable. […] Quant aux EDP, […]

Mille jours en tant qu’agneau ne valent pas une journée en tant que tigre. Enième proverbe chinois enseigné. Si nous avons tous eu notre journée de tigre, j’enfilai enfin le costume de l’agneau au bout de sept années. Dona, aussi pâle qu’un ectoplasme en raison d’une prochaine chirurgie, ne s’était pas départie de sa dignité : « Selon l’article 12 du NBC je transferts ma qualité de propriétaire à ma petite-fille jusqu’à la fin de mon séjour hospitalier. » Donabis, donc, avait accepté de devoir loger chez sa grand-mère. L’incident eut rapidement lieu. Elle m’avait déjà réveillé en pleine nuit afin de lui acheter un peu de champagne et autres stimulants. Que j’assistasse à ses ébats ne la gênait pas plus que s’il y avait une statue africaine au pied du lit. Puis, seule, elle m’avait mandé depuis le lit, une attrayante nuisette sur son dos ; me tendit une perruque et un costume. J’entrevoyais vaguement ce qu’elle attendait de moi. A ma grande surprise elle me lança une formidable gifle. S’ensuivirent des hurlements d’hyène torturée dont je ne saisissais pas le tiers. « Espèce…. Comment as-tu pu… ? Tu n’es…moins qu’un Dispo ! Me tromper… Put… Mais répond…! ». « Qu’est ce que JP6 peut rép… », je bredouillai. Cette rhétorique question faisait cependant partie de sa catharsis « C’est tout ce que tu trouves à dire ?!? Autant de… larve pulvérisée à l’agent (à moins que ce ne fût révolution) orange ! ». La bague de son majeur me laissait des lambeaux de chair pendants. Deux minutes après les ultimes coups de talons dans mon entrejambe elle se rallongea. « Quel pied. Merci pour tout ». Et, comme honteuse de cet inhabituel remerciement: « JP6 peut utiliser la boîte à pharmacie ». Telle une punition Dona décéda cette nuit : mon contrat devint nul. Premier appel de Sophie. Elle m’aimait toujours, tous attendaient mon arrivée ; promis, elle n’aborderait pas ma Disponibilité.

[…] Pourquoi avoir pondu vingt pages sur la Grande Réification, sujet mille fois traité ? Pourquoi si tard, quarante ans après la promulgation des « lois réificatrices » ? Parce que ceci est ma thérapie. J’appartiens aux cent-vingt millions d’Enfants de Dispos Permanents. Les six mois de vie civile entre deux Eden, comme mon « père » le nomme, ne lui suffisent même plus à intégrer ma vie, l’âge de mon fils,… Il n’attend que sa prochaine affectation, tremblotant dans la chambre d’amis et glapissant de terreur dès qu’un message lui parvient. Ce qui était censé n’être qu’une période de sereine reconstruction s’est révélé être un piège à toxicomane en quête de non stimulation. Comment tout a bien pu commencer ? Mon psy-blog n’a pas vocation à répondre à cette question que je laisse à d’autres.

Chetan Herrator.

J’ai peur. Angoissé de ne pas être heureux en vous retrouvant tous. Alarmé à l’idée de renaître dans le flux numérique après sept ans de contact avec le papier bible des textes de Tolstoï. Pénible verdict : la Dispo est ce qui m’est arrivé de plus beau après vous trois. J’ai peut-être lâchement profité du système, mais lucidement. Vous ne sauriez imaginer l’apaisement que l’on peut ressentir en n’étant rien. Aucune initiative, aucun stress ne m’empêchait de dormir. La non-existence toute puissante. Mais fi des descriptions qui ne sont que négations : c’était le néant avant la mort, un aperçu du paradis. Dieu, s’Il existe (le doute pascalien malgré moi), m’a permis de vomir les effets du fruit de l’arbre de la Connaissance. Jusqu’au trognon.

Puisqu’il faut bien terminer cette lettre, j’aimerais utiliser un mot qui jadis était à la mode. Un terme souvent utilisé à tort. J’étais une chose. Je veux le rester. A jamais.

Daniel Herrator

Fin

Tigre songe à étoffer ce texte pour en faire un roman d’une taille correcte. N’hésitez pas me conseiller quelques modifications (voire arrêter cette lubie).

6 réflexions au sujet de « Les Nouvelles du Tigre – Paradise Thing »

  1. Ping : 500ème article – Bilan d’incompétences | Quand Le Tigre Lit

  2. Attention, soyons clairs, je n’ai pas parlé de souffrance. Lorsque je dis avoir eu du mal à m’approprier le texte, je me situe dans une démarche toute subjective : comme pour toute lecture, j’essaie toujours de me représenter mentalement ce que j’ai retenu. Dans le cas présent, il m’est venu tant d’idées que j’ai effectivement eu du mal à recomposer le fil d’Ariane… Mais je le répète, je n’ai pas particulièrement souffert de cette lecture !

  3. Me voilà bien décontenancé : j’ai bien eu du mal à m’approprier le texte. Quant à dire s’il faut continuer sur la lancée, j’en suis incapable. Le texte est certes prometteur : la démarche d’écriture est intéressante mais il m’est difficile d’envisager le texte sous forme de roman. C’est à voir. Je sais que ce n’est pas du tout le genre de commentaire constructif mais peut-on m’en vouloir de réagir en toute sincérité ?

    • Nullement cher Alcapone. Le but de l’allonger, c’est de pouvoir en faire quelque chose de plus simple et abordable justement. Merci d’avoir souffert de le lire en tout cas.

  4. La forme de la nouvelle est vraiment intéressante. Faut juste voir si ça risque pas de devenir répétitif sur un bouquin entier. Je ne le pense pas en tout cas. La disposition du truc en fragment est agréable. Le roman sera peut être imbuvable, mais l’univers mérite d’être développé. Ca me fait penser à de la SF, où les univers sont pas toujours très compréhensibles vu que les auteurs souvent te plongent dans le récit sans rien t’expliquer. Mais du point de vue de l’univers, c’est de la bonne SF.

    Quelques maladresse sur le style par contre, je trouve. Un peu d’excès de naïveté dans la tournure des phrases, qui ne sonne pas terrible. De la grammaire utilisée étrangement, aussi; genre « Telle une punition Dona décéda cette nuit : mon contrat devint nul ». Et le vocabulaire juridique parfois trop présent. Tu dois faire du droit j’imagine, mais c’est un peu trop parfois, faudrait essayer de vulgariser le truc..

    (Je dois donner l’impression d’être très négatif,décourageant. C’est clairement pas le but. Je suis assez convaincu en fait. Mais c’est juste que ce genre de remarques, ça te sera carrément plus utilise si tu décides de la transformer en roman, ta nouvelle.)

    La lecture a été assez rapide. Fais ton truc si tu y crois. En tout cas, moi j’apprécie ton blog.

    • Merci des conseils Antoine, c’est exactement le genre de critiques dont j’ai besoin. Sur la tournure des phrases il m’arrive d’avoir légèrement honte en effet. Hélas sur la SF je n’ai aucune maîtrise. Pour la fragmentation, j’ai pensé à 24 chapitres, alternés de 1 à 12 et A à L.
      Et oui, j’ai fait un peu trop de droit 🙂
      Pour l’instant, priorité pour atteindre le 500ème article.

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