Ian Kershaw – La fin

Seuil, 665 pages.

Ian Kershaw - La finSous-titre : Allemagne 1944-1945. VO : The end. C’est parti pour un joli pavé de 500 pages sur les dix derniers mois du Reich, période de furieuse escalade vis-à-vis de laquelle il est légitime de se demander pourquoi l’Axe n’a pas capitulé. Complet, documenté, passionnant certes, mais plus d’un lecteur se perdra dans les détails.

De quoi parle La fin, et comment ?

A la manœuvre, qui est-ce ?…encore un Anglais, Ian Kershaw, encore une tête (une référence), professeur d’histoire contemporaine à l’université de Seffield et auteur d’une monumentale biographie de Hitler publiée au début du XXIème siècle. C’est peu dire que le rosbif connaît son histoire. Il nous rajoute même, à la fin de son livre qui se lit comme un polar dont on connaît la fin, 150 pages de notes et d’ouvrages cités, que le Tigre s’est dispensé de lire – au moins les canons de l’article scientifique sont respectés.

La question que tous ont sur le bout des lèvres, un officier de l’Ouest, dans son journal, l’exprimait plutôt bien (en avril 1945) :

N’y a-t-il donc personne là-bas pour maîtriser le fou et réclamer un arrêt ? Sont-ils encore des généraux ? Non, ce sont des merdeux, des poules mouillées. Ce sont des lâches ! Pas le soldat ordinaire.

En effet, de l’attentat manqué contre Hitler, le 20 juillet 1944, à la capitulation du 8 mai 1945, l’Allemagne a continué de sombrer dans une folie meurtrière – la moitié des près de 6 millions de morts allemands l’a été au cours de ces dix mois apocalyptiques.

C’est pour tenter de répondre à la première question que l’historien britannique a rédigé son ouvrage, comme il le rappelle en ces mots :

J’ai commencé ce livre en faisant valoir qu’il est extrêmement rare qu’un pays soit à la fois capable de livrer une guerre jusqu’à la destruction totale et prêt à le faire. Il est tout aussi rare que les puissantes élites d’un pays, à commencer par les militaires, ne puissent ou ne veuillent pas déposer un chef qui les conduit manifestement à la catastrophe la plus totale… défaite militaire écrasante, ruine matérielle, occupation ennemie et, au-delà, faillite morale.

Mais, pour l’auteur, c’est bien le père Hitler, avec son charisme reconnu par tous ceux qui l’approchaient, qui est à l’origine de cet invraisemblable acharnement à poursuivre un combat que de plus en plus d’Allemands pressentaient perdu d’avance. La promesse des armes nouvelles, la rupture entre les alliés de l’Ouest et de l’Est n’ont rien changé à l’état d’esprit teuton guerroyant.

En revanche, affronter Adolf, dans quelque instance organisée que ce fût, politique ou militaire, était totalement impossible – peu ont essayé, à y bien réfléchir. Venger l’humiliation nationale de 1918 a été sa marque de fabrique qu’il portera jusqu’à son suicide du 30 avril 1945.

Quant au style, l’aspect « polar » s’efface souvent face à des remarques plus doctes, et franchement le découpage quasiment inexistant (peu de chapitres en effet) m’ont parfois fait l’impression d’être en présence d’une thèse d’Histoire. Cependant, cela ne m’a pas empêché de trouver le bouquin globalement épatant, qui raconte une histoire inouïe et peuplée de souffrances terribles. Le Tigre est fana d’histoire contemporaine, que rajouter ?

Ce que Le Tigre a retenu

Même si on se doute des réponses apportées par l’essayiste, ça devient comme plus limpide sous sa plume. Essayons de rendre compte de quelques idées principales. Pourquoi donc vouloir continuer une telle guerre ?

Certes, l’exigence alliée de « capitulation sans condition » ouvre un boulevard à la propagande allemande qui ne voit d’autre solution que de combattre jusqu’au bout. Mais l’explication est un peu courte quand on se rappelle les déclarations publiques de Churchill et Roosevelt, indiquant que le peuple allemand ne serait « ni asservi ni détruit » et les conditions des prisonniers de l’Ouest. Question de propagande.

Certes, des erreurs stratégiques (grossières de temps à autre) commises par les Alliés aussi bien à l’Ouest (désastreuse contre-offensive des Ardennes) qu’à l’Est (Poméranie non affectée en objectif principal) prolongèrent le conflit. Mais les menus égarements militaires du Troisième Reich, nombreux, auraient quand même pu « annuler » ceux des nations dites libres – non, non, je ne fais pas référence au gros Staline.

Certes, la terreur délivrée par un régime à l’agonie existe, par exemple des cours martiales mobiles prononcèrent des sentences de mises à mort immédiatement exécutées même après la capitulation. Mais cela n’explique pas tout cet acharnement, teinté de fatalisme, à se battre. Après moi, le déluge, en quelque sorte.

Car le Führer n’était point seul dans son délire. Plus de 500 généraux, commandant à près 200 000 officiers (eux-même encadrant la soldatesque) ont mis un empressement extrême à obtempérer aux ordres du chef suprême par une conception dévoyée du devoir. Derrière la personnalité énorme d’Adolf (ou plus exactement monstrueuse), il y a en outre un quarteron de dirigeants nazis fermement attaché au Führer : Martin Bormann, servile bras droit en charge de l’administration du parti ; Heinrich Himmler, chef redouté de la SS, de la police allemande et ministre de l’intérieur ; Joseph Goebbels, ministre de la propagande qui se suicida le 1er mai avec son épouse Magda après avoir empoissonné leurs six enfants ; et enfin Albert Speer, l’armurier en chef du Troisième Reich sans qui l’effort de guerre totale n’aurait pu se prolonger aussi longtemps. La fine équipe.

Enfin, l’auteur n’oublie pas la quarantaine de Gauleiter fanatiques, vice-rois de provinces inféodées qui ont exercé un pouvoir civil énorme sur les populations dont ils avaient la charge. Tout cela avant, pour la plupart d’entre eux, de décamper comme des poulets décapités au son des chenilles des chars russes.

…à rapprocher de :

– Sur cette guerre en général, Le Tigre a surtout souffert (dans le bon sens du terme) avec Antony Beevor et son La Seconde guerre mondiale (en toute simplicité).

– A un échelon plus « micro », essayez donc de terminer Les Bienveillantes (derniers tiers sur la fin de l’Allemagne), de Littell.

– 1944, le débarquement allié, l’Allemagne nazie qui ne se rend pas, la libération de l’Europe, c’est aussi dans une BD de Dupuis intitulée Overlord. Au moins ça se lit vite.

Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez le trouver en ligne ici.

5 réflexions au sujet de « Ian Kershaw – La fin »

  1. Bonjour ; je viens de terminer ce bouquin et en effet, il est passionnant ; l’écriture de Kershaw est agréable à lire, et l’absolue énormitude du chaos qu’il décrit est tout simplement ha-llu-ci-nante ! Comment peut-on se mettre sur la tête avec autant d’acharnement et de haine pendant aussi longtemps ; ces millions de personnes tuées et hachées menues, soldats et civils, et ces villes rasées, anéanties, explosées, brûlées, rayées …
    Mon grand-père était à Berlin quand les Russes y sont entrés, en tant que prisonnier de guerre français, caché dans une cave avec d’autres, et je comprends mieux ce qu’il a vécu après avoir lu ce bouquin ; les « traîtres » et « déserteurs » pendus dans les rues par les nazis, la ville ruinée par les bombardements russes, les combats immeuble par immeuble, les femmes violées, les Russes la haine au ventre après les horreurs que les Allemands avaient perpétrés sur leur sol.
    Je ne lui ai rien demandé … C’est trop tard.
    Revenons au livre ; je trouve que Kershaw prend trop de temps à nous raconter les tensions entre les dirigeants et les trahisons de cour ; j’aurais préféré plus de terrain.

    Je viens de commencer l’énormissime livre de Timothy Snyder « Terres de sang » qui narre les 14 millions de morts civils, dans les terres situées entre l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne entre 1933 et 1945 : Pologne, Ukraine, Biélorusse, Pays Baltes, Russie de l’ouest, dont la moitié sont mortes de faim : famines préméditées par Staline en Ukraine, affamement des prisonniers de guerre russes par Hitler.
    Une vision nouvelle d’un épisode encore peu étudié de cette guerre qui n’en finit pas de nous surprendre.

    Pour terminer, je vous conseille également la lecture de « Une femme à Berlin », le journal d’une Berlinoise à l’arrivée des russes entre avril et juin 1945, une des 10 000 femmes qui ont été violées.

    Merci pour votre blog

    • D’habitude j’ai du mal avec ces essais-fleuve, mais curieusement c’est passé assez facilement. Merci pour le conseil de lecture, ça m’intéresse énormément (moins de 500 pages en plus ^^).

  2. Tiens ça m’intéresse ! Je viens de voir Diplomatie un film assez fort sur la fin de la guerre et le sort de Paris en jeu. Le fanatisme Hitlerien est à rapprocher de celui des Japonais qui ont quasiment entraîné la folie d’Hiroshima. merci pour ce post instructif.

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