Depuis 1978, et après la douce période d’après-guerre, est arrivée en l’Italie la période des terrorismes et scandales autant financiers que moraux. Mafias, Église, État, les grandes organisations tiennent le pays sous leur coupe. Par une narration originale et multiple, l’écrivaine nous invite dans un univers terrifiant car réel. Pendant ce temps, le peuple victime se terre dans un silence assourdissant.
De quoi parle Les nouveaux monstres, et comment ?
Si cet ouvrage se présente comme un roman, force est d’avouer qu’il a tout d’un essai sur l’Italie. Certes, Simonetta G., qui écrit en Français, l’a voulu romancé – sans doute pour avoir plus de liberté d’écriture, voire se protéger. Mais la triste vérité est là : Le Tigre n’a aucune raison de douter de ce qu’elle écrit.
Les nouveaux monstres, ce n’est pas qu’un film de Mario Monicelli sur l’amoralité de la population italienne et sorti en 1978, c’est surtout, selon l’auteure, la période de violence et d’iniquité qui suit la Dolce Vita. L’Italie entre dans une ère où les mafias, certains ecclésiastiques et la presque intégralité des hommes politiquent fricotent allègrement. Avec, comme point d’orgue, l’inénarrable personnage qu’est Silvio Berlusconi. Ce dernier apparaît comme le résultat de décennies d’amoralité, le crocodile (un caïman, pour être plus précis) qui, par une curieuse alchimie, sera le chouchou des Italiens qui, décidément, ont perdu leur sens politique.
Simonetta Greggio ne s’est pas contentée de lâcher les anecdotes les plus déshonorantes sur les liaisons dangereuses (l’essai est, en partie, un échange de lettres) entre l’État italien et la criminalité de la péninsule. Elle a mis en scène Aria, jeune femme (à forte charge autobiographique) à la recherche de ses origines. Parallèlement à son enquête et ses articles de presse magnifiquement rédigés, des flashbacks avec le prêtre Saverio (son oncle), Viola (sa mère) et Santo (l’amant de Viola) donneront au lecteur une idée de la fébrilité qui agitait l’Italie de la fin des années 70. Toutefois, les liens entre ces trois derniers individus seront impitoyablement brisés par les grands mouvements de l’Histoire.
Concernant l’aspect « documentaire », l’auteure y va de ses références et produit un intense name droping avec lequel il est facile de se perdre. Par exemple, se souvenir que Vittorio Mangano, embauché dans les écuries de Berlusconi (en tant tête de pont de la mafia), est un ami intime de Marcello Dell’Utri, cofondateur de Forza Italia, devient difficile lorsqu’il y a une vingtaine de ce genre d’accointances. Toutefois, sous la plume plutôt fluide (trop douçâtre parfois) de l’auteur, cela prend la forme d’une balade dans une rivière maudite, voire un train fantôme où les scènes visualisées ont en commun le mal et l’horreur.
Vous l’aurez compris, c’est un ouvrage assez fort qui présente un des pays incontournables en Europe sous son pire jour, avec nombreux exemples à l’appui. Et cela tranche avec un délicieux vocabulaire de facture méditerranéenne aux consonances aromatiques, presque joyeux. Enfin, comme si ça ne suffisait pas, Simonetta nous livre un quadruple bonus dans les dernières pages : chronologie des évènements rapportés, bibliographie exhaustive (essais, films, etc.), notice biographique des protagonistes, et vocabulaire utilisé par la mafia.
Ce que Le Tigre a retenu
Ces nouveaux monstres, il y en a trop pour que je puisse vous rendre compte du quart du dixième de leur identité.
Tout d’abord, il y a les 3 000 attentats, entre 1978 et 1979, revendiqués par les Brigades rouges. Les plus connus restent l’attentat de la Piazza Fontana ou la capture d’Aldo Moro (Président du conseil) et son horrible assassinat. Sauf que, en cherchant bien, il s’est avéré que la plupart de ces actes n’ont été permis que grâce aux services secrets. Faire peur à la populace pour justifier une privation partielle de la liberté, avoir des agents provocateurs dans la place (à l’image d’un des protagonistes, mort trop jeune), voilà ce que peut être un pays qu’il faut absolument garder dans le giron occidental.
Ensuite, il y a le Vatican, notamment sa banque IOR qui a lavé plus blanc que blanc certains actifs de la mafia – Michele Sindona, banquier qui en a fait les frais. Le Saint-Siège en prend plein la gueule dans cet essai, il faut dire que les luttes d’alcôves n’ont rien à envier à un empire décadent où les empereurs même (ici, les papes successifs) ont des raisons d’avoir peur, voire de démissionner. Le cas de Benoït XVI après le scandale Vatileaks est édifiant. En rajoutant les liens du micro État avec la loge P2 (maçonnerie dérivée) dont faisait partie Dalla Chiesa (général qui a traqué les Brigades Rouges), il y a de quoi être perdu tellement personne ne semble « normal » dans les hautes sphères de la société.
En outre, il y a bien évidemment la mafia. Et c’est là que la théorie de Greggio est plutôt flippante : Cosa Nostra aurait les mêmes intérêts de l’État italien, et leurs dirigeants sont tellement proches qu’il devient impossible de faire la distinction entre ces deux entités. Celles-ci sont composées d’individus cyniques qui se servent d’abord le matin, écrasent les autres l’après-midi, et se signent religieusement à l’église le soir. A ce titre, le destin des juges Falcone et Borsallino, à l’origine du « Maxi-Procès » qui a failli décapiter la mafia, est révélateur des incuries d’un système qui alterne entre criminalité particulièrement honteuse et indifférence la plus choquante.
Enfin, et pour faire bonne mesure, l’auteure rajoute un type de monstre à l’américaine, à savoir l’unique serial killer qui a fait trembler la Botte. Le « Monstre de Florence », comme il est dénommé, a allègrement zigouillé une dizaine de couples qui s’envoyaient en l’air dans leurs voitures. L’affaire aurait pu être classique, toutefois les circonstances qui ont entouré les décès et les enquêtes policières sont tellement extravagantes qu’il y a matière à soupçonner que de grosses huiles étaient impliquées. Et, dans les pays corrompus, ceux qui sont dans le « Grande Gioco » (le grand jeu) n’ont que peu de chose à craindre.
Pour tenter de finir ce billet, je n’ai qu’un mot à la bouche : le dégoût. Je savais que le milieu interlope en Italie (voire Europe) était si bien implanté, mais le foutage de gueule vis-à-vis de la population est total. Ces hommes n’ont aucun honneur, sapent le pays depuis des décennies et n’hésitent pas à le polluer gravement pour leurs visions court-termistes – traitement des déchets à Naples par exemple. Pire que tout, les coupables semblent être ceux qui s’offusquent de ce bordel, on en vient à considérer qu’il est plus criminel de parler du crime que de le faire. Et si la population venait à découvrir la vérité à poil, cela finira forcément dans un bain de sang doublé d’une révolution.
…à rapprocher de :
– Ce roman semble être la suite de Dolce Vita 1959-1979, que j’aimerais bien lire [clin d’œil appuyé à l’éditeur là]
– Sur la pétée de titres présents dans la bibliographie, Le Tigre a rapidement repéré l’essai graphique La pieuvre, de Giffone, Longo et Parodi. Un peu long, mais quel boulot d’orfèvre.
– Les Hommes du déshonneur, de Pino Arlacchi, est basé sur le témoignage d’un repenti. Ce bouquin traîne dans ma bibliothèque, et il faut avouer que le titre résume bien la situation.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver cet essai en ligne ici.
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