DodécaTora, Chap.AS : 12 spécimens d’anticipation sociale

Le Tigre Editions, pas de pages.

DodécaTora« Tigre tout-puissant, j’aime me taper quelques bonnes séances de rigolades littéraires histoire d’oublier à quel point notre monde est chiant. Je veux du frais, du rieur, de l’impertinent mais pertinent. Bref, si tu avais dans ta botte quelques titres magiques pour me retourner le cerveau, ce ne serait pas de trop. Keep going good business. Jean-Claude V. »

Douze bouquins acides et lucides

Anticiper : prendre les devants. Social : relatif à la société, à l’état des mœurs. J’avoue préférer le terme de « anticipation sociétale » (dans les deux cas, je dirai « AS »), plus large et dont le « t » final claque encore plus aux oreilles. Pour faire simple, l’AS est un courant littéraire particulier où les maîtres mots semblent bien être : originalité, richesse de narration, déconne et twists finaux assez déconcertants.

Plus sérieusement, avec de tels titres vous ne serez jamais loin de lire une sorte de contre-utopie dans laquelle les défauts de nos sociétés seront allègrement exacerbés. C’est la dystopie. De même, il n’est pas impossible que la SF (voire le fantastique) fasse une entrée dans le scénario. Dans tous les cas, on se prend à sérieusement plaindre les protagonistes qui en prennent plein la gueule, et ce pour notre plus grand plaisir. Soumission ou révolte, les grandes catastrophes (individuelles ou à l’échelle du monde) sont au rendez-vous.

Le Tigre préfère vous le dire tout de suite : même si j’adore ce style de littérature, je ne tourne qu’avec une dizaine d’auteurs, pas plus. Je me doute qu’il y en a d’autres qui se baladent dans la nature et sont prêts à me ravir avec leur prose, je ne demande qu’à les connaître. En outre, si j’ai essayé de mettre quelques Français dans le lot, faut reconnaître que ce sont les anglo-saxons qui sont à la pointe du mouvement. Et je ne vois pas d’autres nationalités (sauf exception). Si Le Tigre était né (en 17, pourquoi pas) à Leidestadt, forcément j’aurais fait péter les références teutonnes.

L’éclectisme, quitte à confiner au tourisme, voilà mon motto.

Tora ! Tora ! Tora ! (x4)

1/ Chuck Palahniuk – Fight Club

C’est un peu LA base de l’anticipation sociale. Sans le film éponyme, le roman serait peut-être resté relativement confidentiel. Schizophrénie, groupes de soutien (qu’on retrouve dans Choke), addictions, folie, tout est là. Surtout l’ultime révélation qui nous oblige à relire le bouquin. Pour ma part, ce n’est pas ce titre qui m’a fait découvrir cet auteur américain dont je ne rate aucune sortie.

2/ Will Self – Vice-versa

Grand auteur anglais d’anticipation sociale, j’ai choisi pour vous deux nouvelles qui sauront vous concocter un second trou de balle. La condition humaine désopilante sous l’angle de la sexualité, deux titres qui se renvoient la balle dans une explosion de cocasserie, il y a de quoi bien se marrer.

3/ Martin Amis – Chien Jaune

Encore un Anglais, incontournable de surcroît. Ce gross pavé est la quintessence de ce qu’Amis peut faire de pire. Et oui, je ne suis pas parvenu à aller jusqu’au bout : entre les scandales pornos chics de la royauté du Royaume-Uni et quelques considérations sur le consumérisme sexuel, ça part définitivement dans tous les sens. A lire en anglais, de préférence.

4/ J. G. Ballard – Sauvagerie

Ballard, décédé trop tôt, était un grand malade. Science-fiction d’envergure (Le monde englouti par exemple) ou roman déroutant et glauque (Crash en particulier), le monsieur bouffe dans tous les râteliers. Avec Sauvagerie, l’écrivain anglais montre ce qu’une société hyper surveillée (par les caméras) serait en mesure de créer comme dégueulasserie. Glaçant.

5/ Michel Houellebecq – La possibilité d’une île

C’est français môssieur ! Oui, bien de chez nous ! Houellebecq a fait fort avec une œuvre en deux parties : d’une part, il décrit le quotidien d’un auteur à succès (mise en abyme ?) complètement largué (c’est-à-dire vieillissant) dans le monde contemporain. D’autre part, le futur fait montre de quelques références obscures où le transhumanisme se dispute à la perte de l’élan vital de l’humanité. Plutôt long et souvent contemplatif, Tigre en est sorti grandement déprimé.

6/ Thibault Lang-Willar – Un fauteuil pneumatique rose au milieu d’une forêt de conifères

Rien qu’avec un titre pareil, on se doute que ça peut envoyer du pâté. En effet, Thibault s’est réellement fait plaisir. Imaginez, une bonne dizaine de couts textes avec des individus aussi horribles que caricaturaux. De vilains psychopathes qui n’en font qu’à leur tête et foulent de leurs sabots quelques attributs de l’espèce humaine : la gentillesse, l’empathie, la mesure. Drôle et acide, à ne pas mettre entre toutes les mains.

7/ Jean-Pierre Andrevon – Le travail du Furet

Waow, encore du made in France ! SF, anticipation sociale, pas évident de qualifier ce travail du père Andrevon. Dans un futur proche, la population de la France est limitée à un nombre précis d’habitants. Le surplus est tué aléatoirement par les fameux furets (dont notre héros fait partie). Petit relent d’eugénisme fort sympathique, personne ne souhaite à l’Hexagone une telle destinée. Ambiance « roman noir » en sus.

8/ Leandro Avalos Blacha – Côté cour

Grosse surprise sud américaine qui a eu l’heur de plaire au Tigre, Blacha a traité avec brio l’incommensurable néfaste influence du capitalisme dans les quartiers modestes. Une société toute puissante de téléphonie capable de provoquer des miracles, la marchandisation outrancière de tout ce qui est censé être régalien, le lecteur alternera entre hauts faits fantastiques et violence ordinaire.

9/ Chuck Palahniuk – A l’estomac

Incontournable roman de la part de cet auteur qui a réussi à compulser un joli paquet de nouvelles pour en faire un livre cohérent et hallucinant. Chuck s’attaque à tous les travers de nos sociétés occidentales (le star system, la violence, le porno) en nous faisant hurler de dégoût et/ou de rire. Fin du fin, les dénouements sont proprement déjantés et permettront de prendre une hauteur certaine vis-à-vis de tous les protagonistes.

10/ Maurice G. Dantec – Les Racines du mal

Dantec est un peu dérangé (Tigre reste sobre) sur les bords, mais avant qu’il ne parte aux quatre coins de la rose des vents l’auteur français (canadien il me semble) a su avoir de grandes visions de notre triste avenir. Notamment ce que les esprits les plus torturés et dangereux sont capables de faire, et les moyens modernes pour en venir à bout. Le résultat est une sorte d’I.A. qui a compris comment l’Europe peut devenir un champ de tirs pour ces dingues, annonçant les prochains romans de Maurice.

11/ Chuck Palahniuk – Peste

Encore Palahniuk ?? Oui, car c’est le meilleur. Peste, c’est un peu l’ouvrage qui a fait chier Gallimard : l’éditeur a l’habitude de caler Chuck dans les policier, ici on est retourné dans le format dédié à la SF. Tout ça parce que dans quelques décennies un connard est parvenu à transformer la moitié de la populace en pseudo-vampires. Mais c’est l’existence de cet individu, racontée par des observateurs différents, qui mérite le détour. Du grand n’importe quoi derrière lequel se construit la légende d’un homme exceptionnel et dangereux.

12/ Douglas Coupland – jPod

Ultime blague pour finir, avec un roman qui m’avait arraché plus d’un sourire. Anticiper, c’est aussi prendre en compte les évolutions technologiques et proposer un tableau corrosif de la noble race des geeks. Individus qui pensent « out of the box », il suffit de voir la structure du bouquin (et les libertés quant au format) pour comprendre que Coupland mériterait le titre de sociologue.

Mais aussi :

Si ça vous intéresse, il y a d’autres qui ont su régaler mes mirettes. Irvine Welsh (Une ordure fait état d’une narration délicieuse), Block Party de Richard Milward, quelques Bret Easton Ellis, d’autres Chuck Palahniuk, name it !

Enfin, vous pouvez cliquer sur le présent tag « anticipation sociale » pour voir ce que Le Tigre peut vous proposer d’autre. Bonne lecture !

22 réflexions au sujet de « DodécaTora, Chap.AS : 12 spécimens d’anticipation sociale »

    • Bonne question. A part quelques mangas ou Transmetropolitan de Robertson (sur ce site), je me dis qu’il faudrait faire un billet exclusivement réservé à cette catégorie. L’aspect visuel est important et mérite d’en parler à part.

  1. Ping : Les Sutras du Tigre .15 : livre, subway & drague | Quand Le Tigre Lit

  2. J’ai découvert récemment Métaux lourds de Fred Katyn et Palhaniuk fait enfant de cœur à côté (j’adore Chuck autant que le Tigre).
    C’est un recueil de nouvelles vraiment barrées. Prévoir un dictionnaire, l’auteur est très cultivé tout en ayant un style percutant.

  3. Et s’il fallait n’en lire qu’un seul et unique, d' »anticipation sociétale », lequel ? Pas gore, pas trash, sans cadavres ni hémoglobine, hein … Juste politiquement -sociétalement ?- très incorrect, avec une grosse dose de folie. Avant de lire les comm, je pensais aussi à Orwell. Merci pour vos bons conseils !

  4. Bon dans ce cas, je propose Days de James Lovegrove!
    Days c’est le plus grand centre commercial ou tout, absolument tout, peut etre achete. Il suffit d’avoir l’argent. Days c’est le metre-etalon de la societe. On est membre ou pas. On compte ou pas.
    C’est evidement une critique de notre societe de consomation, un peu comme si une seule marque prenait la main sur tout ce qui se vent et s’achete et devenait LA reference a posseder. Ca rappelle bien une certaine marque en particulier, mais a ma connaissance ca a ete publie auparavant.

  5. Un autre roman francais: La Zone du Dehors de l’excellent mais trop rare Alain Damasio.
    Totalement anticipation sociale et politique, dans un monde ou l’homme a contracté une phobie de toute relation violente et où même une bonne engueulade devient un crime. Damasio montre comment le flicage totalitaire et la surveillance générale pousse les gens à renoncer a des libertés pourtant fondamentales pour une pseudo sécurité.
    L’histoire prend d’ailleurs une nouvelle tonalité depuis Snowden et cie…

    • Huuummm…ça fleure bon la dystopie ça aussi. Vais devoir ériger une frontière avec l’anticipation sociale, sinon je vais être très vite dépassé. Merci, ça me donnera un Damasio (pas lu, pourtant connu) à lire.

      • Oui, je n’avais pas du le message précédent. Navre. Mais dans le résume, je ne vois pas trop de différence avec Sauvagerie de Ballard par exemple.

        Damasio est un auteur qui m’a ravi par deux fois: La première étant avec La Horde du Contrevent. Original et joli style et prouesse narratrice.

      • Certains titres du présent DDT vont « émigrer » vers l’autre, à l’instar d’Andrevon. Pour Sauvagerie, j’ai pensé que c’était de la parfaite AS dans la mesure où il n’y a pas de SF. ça se passe aujourd’hui, comme beaucoup de romans de Chuck P.

      • En parlant de Chuck, 1/4 de Chuck pour une DodecaTora, ca fait pas un peu beaucoup?
        Le Tigre a des actions chez Chuck? Chuck est-il tonton Tigre?

      • Oui, ça fait beaucoup. Chuck est mon petit chouchou, mais je déclare par la présente n’avoir aucune relation (financière, familiale ou sexuelle) étant susceptible de créer un fâcheux conflit d’intérêt. Ce DodecaTora (masculin au passage) est destiné, comme tous les autres, à évoluer.

      • Oui je saisis la nuance, merci

        Par ailleurs je tiens à signaler que ton site est tout bonnement excellent !

      • Merci, c’est gentil. N’hésite pas à en parler à ton contrôleur des impôts, ton canari, et surtout ta boulangère ! Tu préfères quels types de billets ?

      • bonjour et bravo pour ton site.
        1. correction « il n’est impossible que la sf fasse » … qui a dû échapper à ta vigilance
        2. pourrais-tu expliciter la différence que tu fais entre dystopie et contre-utopie car je ne suis pas une spécialiste ? en ce qui me concerne je dirais : dystopie : notre société qui part en vrille – contre-utopie : le projet d’une société utopique qui part en vrille. C’est ça ? Ceci dit, notre société néo-libérale n’est-elle pas une utopie ?
        Merci pour ta réponse et pour tes idées de lecture.
        J’ajouterais un bouquin que je viens de finir « le dernier siècle après Béatrice » d’Amin Maalouf … juste parce que ce n’est pas tous les jours qu’un Académicien franco libanais fait de l’anticipation !
        Et puis K. Dick passe de plus en plus du genre SF au genre anticipation (et ça pour une vieille comme moi ça fait froid dans le dos !) puisque Minority Report et la police précognitive est à l’oeuvre aux US dès à présent, certes pas avec des « voyants » mais avec des stats ce qui est une mince différence si l’on considère que notre cerveau est entre autres choses un puissant calculateur.

        ton site n’a plus l’air actif mais bon … je jette une capsule dans l’espace !
        Fred

      • Voilà qui me remet du baume au coeur.

        1/ Merci de la correction, je suis impardonnable.

        2/ Aucune idée précise de la différence. Après recherches, ta définition est la bonne. Je dirais que c’est selon l’intention de l’auteur. Une contre-utopie démarre gentiment et il est révélé à quel point c’est flippant. Dans la dystopie, la volonté de la classe dirigeante d’empêcher les gens d’atteindre le bonheur est clairement posée.

        3/ Faut que je me replonge dans ce brave Maalouf, mais son acuité intellectuelle et la clarté de ses propos me dépriment quand je regarde nos hommes politiques.

        4/ Quant à K. Dick, avec ce qu’il se foutait dans les veines, c’est toujours mauvais signe lorsque la réalité se rapproche de ses bouquins 🙂

        Et mon site reste actif ! Le rythme est calé sur celui du félin, qui parfois hiberne.

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