Chester Brown – Vingt-trois prostituées

Cornelius, 280 pages.

Chester Brown - Vingt-trois prostituéesVO : Paying for It. Un auteur peu connu (du moins depuis ma tanière) qui décide de « payer pour ça ». Ne vous attendez pas à du sexe à tous les étages, c’est avant tout intellectualisant. Le classement de cette œuvre dans les biographies est largement justifié, d’autant plus qu’à l’instar de ce genre d’essais c’est parfois longuet. Mais édifiant.

De quoi parle 23 prostituées, et comment ?

Un mot rapide sur Chester Brown. Ce mec est un vrai cas social, un concentré d’indifférence d’une unicité revigorante : derrière sa frimousse à Geluck se cache un libéral pur jus (merde, non, un libertarien) au rationalisme effrayant. D’ailleurs son pote Seth (dans les annexes à la fin de l’ouvrage) parle du « robot Chester » qui ne pense pas comme nous.

En effet, le début même est révélateur (après l’intro par Crumb en personne et la préface) dans la mesure où la petite amie de Chester, l’artiste Sook-Yin Lee, lui annonce qu’elle le quitte pour un autre. Et ça ne lui fait quasiment rien ! Il ne cherche pas à la récupérer, aucune once de jalousie ! On apprend même, quelques pages plus loin, que le beau Steve va s’installer chez eux sans que ça en touche une à Brown. C’est là que l’idée de se payer des putains va faire son chemin.

Sur une trentaine de chapitres, Chester va rencontrer (et revoir) quelques tapineuses, tout cela entrecoupé de discussions à bâtons rompus avec des amis ou son ex. Beaucoup d’infos à avaler (sans jeu de mots graveleux, pas le genre de la maison), des textes écrits en tout petit, des annexes sur 20 pages avec une pétée de notes de fin de pages, ce n’est pas un roman graphique pépère pour le cerveau. C’est notamment à cause de cela (devoir se taper des pages d’explications et de références sur la fin) que la note attribuée à cette œuvre est négative.

Quant au dessin, c’est le minimum syndical : pas de couleurs, personnes anatomiquement peu développées (pour éviter qu’on les reconnaisse dans la vraie vie), et pourtant le trait net et sans bavure passe bien. Sinon, je reprocherais l’argumentation parfois bancale de l’essayiste. Par exemple, Chester Brown explique que l’argument « le sexe est sacré » empêche toute commercialisation, alors autant ne pas vendre de Bibles. Une page après, c’est parce que le sexe est sacré que les prostituées ne devraient pas être soumises à la fiscalité confiscatoire du Canada. So…?

Pour conclure, voilà une BD qui aurait pu (à la limite hein) se passer d’illustrations, dense par les idées véhiculées que beaucoup trouveront discutables. Sur le sujet de la dédramatisation, donc de la légalisation totale de la prostitution, Chester a donné de sa personne car, en y réfléchissant, il a quand même raconté les dizaines de passes qu’il a dernièrement vécues. Exit l’odeur de sainteté. Le rapprochement avec Geluck ne me semble alors que physique…

Ce que Le Tigre a retenu

Comment se passe les premiers rencarts avec des putains ? Il faudra attendre quelques dizaines de pages avant de voir l’auteur tirer son coup (c’est souvent en cherchant des prostituées à vélo en pleine nuit qu’on en trouve pas). Quelles revues consulter ?  Des sites de commentaires clients existent… Qui appeler, et comment comparer les prix ? A peu près 200 dollars l’heure. Donner son vrai nom ? Ça viendra. 23 prostituées est un peu le cours « Paying for it 101 ».

Le Tigre a appris que le Canada fait preuve d’une certaine ouverture d’esprit depuis la législation adoptée par le premier ministre Trudeau (ça fait longtemps déjà). Quant je dis « ouverture d’esprit », on peut ne pas être d’accord sur la distinction opérée par le gouvernement de l’époque : le système de l’incall, qui consiste à aller chez la prostituée (souvent dans une maison close), est prohibé. En revanche, l’outcall, savoir la femme qui va chez le client (ou un homme, d’ailleurs Chester s’étonne que les féministes ne parlent pas de la prostitution masculine), est autorisé. Seulement l’illustrateur/auteur se met en violation de la loi puisqu’à cause de sa future ex il ne peut qu’aller voir les dames, et non les recevoir.

Là où les appendices de la BD deviennent troublants, c’est sur la définition même de la prostitution, et de l’amour tel qu’on le considérait avant. Pour faire simple, la catin d’avant le 18ème siècle était la nana qui couchait à tout-va. Quant à celle qui avait son vieux beau qui la rémunérait, bah c’était presque le même principe (en inversé) de la dot. On s’aperçoit alors que le mariage d’amour à l’européenne n’est arrivé que tardivement, avant tout n’était que question d’intérêt (aujourd’hui, encore…). Les références à l’appui sont du philosophe Rougemont (sur les mythes de l’amour) et quelques autres essayistes qui ont tenté de décortiqué pourquoi on est passé d’un mariage arrangé (où devoir s’aimer à terme semblait superfétatoire) à celui d’amour.

…à rapprocher de :

– Sur le dessin et les propos souvent crus, j’ai cru déceler une touche de Robert Crumb, même si ce dernier est un poil plus « crade » sur les bords.

– Enfin, il y a un peu de Virginie Despentes dans 23 prostituées, mais en moins violent. Et du Michel Houellebecq (notamment Plateforme).

– Le droit de réponse existe sur QLTL. Il s’agit de Jean-Marie Blanchard et sa tentation du lundi. Voire Pour toi Sandra, de Derib – y’a mieux.

Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman en ligne ici.

11 réflexions au sujet de « Chester Brown – Vingt-trois prostituées »

  1. Ping : Jean-Marie Blanchard – La tentation du lundi | Quand Le Tigre Lit

  2. Ping : Encycatpedia Vol.XXV : comment prostituer son chat | Quand Le Tigre Lit

  3. Ping : Michel Houellebecq – Plateforme | Quand Le Tigre Lit

  4. Ping : DodécaTora, Chap.FS : 12 fins scandaleuses | Quand Le Tigre Lit

  5. Ping : Derib – Pour toi Sandra | Quand Le Tigre Lit

  6. Dans ce bouquin, Brown casse la figure à pas mal d’arguments tout faits sur la prostitution sans prétendre pour autant avoir trouvé la réponde. Lui il trouve la sienne (une prositituée « régulière » ou une petite amie qu’il paie comme on veut). J’avoue avoir eu la flemme de lire l’intégralité des annexes mais je trouve ça assez impressionnant. Le truc que je reprocherais au bouquin c’est d’être tellement touffu que je n’ai rien retenu.
    Un autre bouquin sympa de Brown c’est Louis Riel.

    • C’est ce que quelqu’un m’a reproché, savoir que ce billet fait un peu « vide ». Mais y’a tellement de choses dedans que je devrais faire péter mon cahier des charges (la fourchette de 500 à 1.000 mots).

      Sinon, au cas où quelqu’un en particulier me lit :
      [message perso à la personne qui m’a offert ce roman : tu sois quoi m’offrir de cet auteur pour Noël chérie]

Répondre à Le Tigre Annuler la réponse.