Voici les premières phrases du roman Le seigneur des porcheries (dont Le Tigre parle ici), du grand Tristan Egolf, auteur américain décédé bien trop tôt. Parce qu’un incipit vaut mille mots, surtout quand le roman ose démarrer de la sorte, je ne pouvais le garder pour moi. Pour toi lecteur, je me suis encore transformé en dactylographe autant appliquée qu’amoureuse de l’écrivain.
Pourquoi Tristan Egolf mérite d’être lu ?
Il est des romans qui sont tout simplement inoubliables. Du genre à rater une nuit de sommeil et à se lever, le matin, encore groggy par une littérature à laquelle on ne s’attendait point. Tristan Egolf m’a procuré cet effet, et l’histoire de cet auteur américain qui a voulu en finir avec la vie apporte une ampleur encore plus violente au Seigneur des porcheries.
Le Tigre ne va pas vous exposer à nouveau l’histoire et le style avec lequel les pérégrinations du héros sont narrées, mais plutôt comment le début d’une œuvre peut être addictif. Dans ce bouquin, j’en connais plus d’un qui a souverainement décidé d’abandonner la lecture après les deux premières pages. Trop long, bizarre, ampoulé, riche, on se perd en adjectifs. Inénarrable erreur que de refermer alors le pavé, alors que celui-ci possède une rare puissance intellectuelle.
Cet incipit agit comme un filtre à lecteurs, et poursuivre jusqu’à la toute fin du livre, d’une traite (ou en une semaine), assure un sentiment légitime d’appartenir à une caste bénie des dieux – celle des lecteurs esthètes. Voici donc le premier paragraphe, qui consiste en une poignée de phrases. Mais quelles phrases ! La première, notamment, que j’hésitais à laisser seule.
Premier paragraphe du Seigneur des porcheries
Il arriva un moment où, après que l’étripage Baker/Pottville se fut calmé, alors que les vingt ou trente derniers citrons de l’usine de volailles de Sodderbrook, Hessiens du Coupe-Gorge, trolls de Dowler Street et autres rats d’usine des quartiers est de Baker étaient fourrés dans les paniers à salade du shérif Tom Dippold et expédiés vers les abattoirs bourrés à craquer de Keller & Powell, que les feux d’ordure de Main Street avaient été détrempés et écrasés au milieu des ruines fumantes du Village des Nains, que le gymnase avait été noyé de gaz et envahi par une équipe d’agents de police des comtés avoisinants, mal équipés et plus que sidérés, que les pillages dans Geiger Avenue s’étaient calmés, que l’émeute à l’angle de la 3e rue et de Poplar Avenue avait été maîtrisée, qu’une bande de conducteurs d’engins indignés de l’excavation n°6 d’Ebony Steed avait depuis longtemps rendu sa visite de représailles mal inspirée aux rats de rivière de la Patokah en une bruyante et lourde procession de pick-up Dodge, et que le reste de la communauté était si complètement enseveli sous ses propres excréments que même les journalistes de Pottville 6 durent admettre que Baker semblait attendre l’arrivée des quatre cavaliers de l’Apocalypse – il arriva ce moment où, dans cet ensemble braillard, tout ce qui restait de citoyens avertis et sobres dans le comté de Greene surent exactement était John Kaltenbrunner et ce qu’il signifiait. Ou pourrait même aller jusqu’à dire que, dans n’importe quel pavillon ou débit de boissons, la seule mention de son nom aurait pu déclencher une querelle interminable, querelle qui aurait bien pu durer des heures que s’achever abruptement par une mêlée générale. Tout cela littéralement. Le temps que John ait enfin réussi à territorialiser chaque haie d’une extrémité à l’autre de Baker ravagé, son essence avait été distillée à l’opinion publique comme étant celle de l’orchestrateur d’un holocauste à échelle réduite. Selon les termes employés par la presse, « son ombre avait obscurci chaque seuil de la porte de la ville », son nom était devenu une marque familière, généralement associée à tout ce qu’il y avait de pourri dans la Création. Il était devenu le personnage le plus controversé de l’histoire de Baker depuis que cette charretée de chair à canon que nous appelons les pères fondateurs avait pour la première fois poussé ses attelages fatigués hors des Appalaches et jusque dans cette vallée.
Putain, roman qui tabasse. Bonne lecture.
Mieux : il m’a fait un second trou du cul. Lu ?
Ping : Tristan Egolf – Le seigneur des porcheries | Quand Le Tigre Lit