Sous-titre : De Charybde en Scylla. VO : How To Fall Together. Une équipe de bras cassés voyage d’une dimension à l’autre de l’univers, et demeure infoutue de regagner ses pénates. Démarrage sur les chapeaux de roue, éléments de l’histoire livrés au compte-goutte, SF déconnante et décomplexée (du fantastique en fait), décors sublimes et rencontres étonnantes, tout cela semble bien parti.
Il était une fois…
Grant McKay, ancien membre (et fondateur, s’il-vous-plaît) de la Ligue Anarchiste Scientifique, a réussi un exploit de dingo : il a créé le Pilier, un objet avec lequel il est possible de mettre en branle la Science Interdite et voyager à travers les dimensions. Rien que ça. Hélas, en raison d’une fausse manip’ (ou un sabotage), l’équipe menée par McKay se téléporte sans carte de retour (le contraire eût été étonnant). Et nos dimensionautes ne sont pas sortis de l’auberge infiniverselle.
Critique du premier tome de Black Science
Y’a du bon, du très très bon et du moins sympa dans ces six premiers chapitres d’une saga susceptible de durer – si les auteurs le veulent bien. La première chose à savoir est que si vous vous attendez à une introduction et une présentation des acteurs de la série dans les premières planches, autant pisser dans un violon en sifflotant la Marseillaise. En effet, le rythme endiablé est initié dès la première page, le scénariste préférant livrer la genèse des recherches sur le Pilier (et petites luttes scientifiques y étant attachées) sous la forme de flashbacks savamment distillés.
Au cours de l’un de ces passages, le lecteur apprendra comment le héros a embarqué dans l’aventure Nathan et Pia, ses gosses. Que McKay père est loin d’être parfait, disons qu’il trompe sa famille avec une belle collègue qui, il faut en convenir, est foutrement craquante lorsque représentée en sous-vêtements. Et aussi qu’il existe, comme dans toute organisation scientifique qui casse les frontières, des tensions – notamment le beau Kadir désireux de s’arroger les lauriers de cette percée technologique. Plus qu’une percée, il s’agit d’un trou sans fond que déchirent les protagonistes pris dans des situations inédites et vis-à-vis desquelles rien ne pouvait les préparer.
Et c’est là toute la force de l’imagination de Rick Remender. Le gus part d’un principe simple (hop, un univers parallèle) et, en une poignée d’exemples, montre qu’il peut mettre en scène des problématiques tellement différentes et originales que n’importe quel lecteur normalement constitué sera pris d’un vertige bien légitime. Lorsque le premier saut dans un univers inconnu met en scène des E.T. jaunâtres en lutte contre des batraciens géants (dont les motivations sont proches des nôtres), le second amène les héros au beau milieu d’une guerre futuriste entre Allemands et Indiens d’Amérique – où l’anglais est une langue morte. L’objectif ultime, à savoir rentrer sur notre bonne vieille Terre, semble à chaque fois plus lointain.
Pourquoi le félin ne fut-il pas totalement conquis ? C’est con (et je vais sûrement me faire des ennemis), mais les illustrations ont piqué mes yeux. Les personnages n’ont rien de naturel et présentent des visages taillés à la serpe, ce qui gâche le décor qui est fort joli. Hélas le texte est parfois étouffé par la richesse d’un dessin n’incitant pas à lire les réflexions pseudo-philosophiques de tel ou tel personnage – le regret est souvent de mise. A moins que lire l’ouvrage à 1 heure du matin en revenant d’un cocktail organisé par une maison d’édition indépendante n’est guère recommandé – mousseux à l’étiquette louche et rouge qui tâche.
Les couleurs franches et propres ont certes tendance à arranger le tout, mais ça ne suffit pas à créer un sentiment de fluidité dans une aventure qui veut se dérouler plus vite que les yeux ne peuvent la suivre. Quelques savoureux tableaux d’ensemble restent décelables en tournant les pages, cependant le félin a plus eu l’impression de contempler un Jackson Pollock. En somme, rien ne s’oppose à se jeter sur le second tome comme la vérole sur le bas clergé breton.
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
La première chose qui marque est l’exotisme total des mondes visités. D’une part, la faune et la flore peuvent être totalement étrangers, avec des créatures qui ne ressemblent à rien (un putain de dépaysement) mais suscitent, non sans surprise, une certaine empathie. D’autre part, un autre chapitre nous fait entrer dans un monde en conflit où des soldats du Reich (on ne sait pas lequel) sont envahis par des Indiens suréquipés disposant de machines volantes et d’une avancée technologique indéniable. Renversement total des rôles, confinant à l’uchronie, qui amène à prendre conscience du choc extrême qui peut habiter des combattants qui voient débarquer un ennemi dont l’avancée technologique/technique est difficile à appréhender.
En outre, Black Science est une réelle « aventure » dans son acceptation noble, à savoir une suite de rebondissements dans la mesure où chaque endroit visité apporte son lot de nouveaux soucis – une blessure, un mort, la perte d’un objet important. Il en résulte une fuite en avant qui laisse croire que ça ne pourra finir qu’en tragédie. Comment arrêter ce cercle vicieux sans songer au suicide ? Le dernier chapitre apporte une réponse séduisante quoique profondément dérangeante [Attention mini SPOIL] : dans un des mondes relativement calme, la fille de Grant lui montre un dessin (un oignon rouge, hum) qui pourrait être leur emblème. Quelques minutes plus tard, un double de Grant (portant ledit emblème…) débarque et cherche à entraîner les enfants avec lui, au prétexte qu’à ce rythme la famille mourra dans une semaine. Il y a donc une famille McKay qui, dans un autre univers, aurait déjà vécue ces aventures (au cours desquelles beaucoup de morts ont lieu) ? Plus important : existe-t-il un univers où le héros n’a pas merdé ?
La suite dans un prochain épisode…
…à rapprocher de :
– Le tome 2, intitulé La boîte de Pandore (en lien), porte bien son nom. Assez délicat à suivre, mais l’émerveillement demeure.
– En termes de bandes dessinées susceptibles de vous envoyer le cerveau très haut, Le Tigre ne peut que vous rappeler l’existence de Days Missing (tome 1 ici et tome 2, Kestus, par là), de Phil Hester :
– Franchement, je n’ai pas grand chose se rapprochant de ce type d’histoire. Ce qu’il vient à l’esprit du félin est peu glorieux et consiste à évoquer d’obscures séries TV des années 90 telles que Sliders ou Code Quantum.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce comics en ligne ici.