Dans les modestes hôtels sis à côté de plages et de merveilles ensoleillées sévit une population aussi inquiétante que glauque. Des êtres agglutinés dans l’ombre, collés à de petits écrans et mendiant des données numériques tandis qu’autour d’eux se passe quelque chose dont ils ignorent tout : la vie.
Nomophobie au paradis
Le Tigre, l’éternel aventurier de l’inconnu, le Henri de Monfreid de la banlieue, l’inénarrable explorateur des zones les plus dangereuses de ce bas monde (après le salon du livre), téméraire voyageur circulant sans sa carte vitale, a été contraint de suivre son clan en Sicile. Ou en Sardaigne. Une île en méditerranée qui porte le nom d’une pizza. Un espace où un terme sur deux est compris et où rajouter un « issima » ou un « o » à la fin d’un mot fait plaisir à l’autochtone.
Avant d’attaquer le vif du sujet, laissez-moi vous entretenir deux secondes de l’environnement. A tout hasard, vous trouverez quelques photos prises depuis le smartphone tigresque – disons que, en termes de sauvegarde numérique, la confiance est davantage portée sur le présent blog que sur un téléphone qui a plus d’une fois manqué de tomber à l’eau.
Déjà, un hôtel plus que correct. Moins de 50 chambres, assez de clients pour danser le rock avec une personne femelle différente chaque soir et espérer pouvoir en chevaucher une avant la fin du séjour sans que cela fasse scandale dans l’établissement. Juste ce qu’il faut de luxe récréatif : piscine plus grande que mon appartement à Paris, un jacuzzi dont la température dépasse celle de ma pisse un lendemain de cuite…et surtout la plage à moins de 200 mètres. Exactement ce dont le félin raffole. Pouvoir sortir pied nu et à moitié à poil de sa chambre et savoir qu’on arrivera à la plage encore auréolé de son glory morning (la gaule du matin, pour les connaisseurs), ça n’a point de prix.
Après trois pintes, mon téléphone rend bien compte de ma vue
En outre, quelques agréments inhérents aux voyages organisés en famille doivent être pris en compte : la demi-pension du soir avec le karaoké à volonté ; le barman qui ne réagit pas lorsque je commande mes spritz en donnant dix numéros de chambres ; père-ours qui paye son limoncello aussi régulièrement qu’il bave sur la réceptionniste ; sœur-panthère qui partage ma chambre et arrête de ronfler dès que je la bifle. Et que dire de l’absence totale d’anticipation quant à la préparation du séjour, laquelle n’est ici aucunement sanctionnée – crème solaire, dentifrice, crèmes hydratantes, produits de beauté dont le fauve ignorait l’existence, il n’y a qu’à se servir dans la sororale trousse.
Bref, mon esprit était dans un tel état de décontraction que je ne pensais pas une seule seconde bloguer pendant ces jours de bonheur. Mais c’était sans compter le point wi-fi près de l’accueil.
Ce wi-fi doit être la condition sine qua non, pour certains, de leur consentement à réserver dans cet hôtel. L’équivalent de l’eau de source qui coule au milieu du datadésert du village italien. C’est à cause de ce truc que je vous écrits le présent billet, accessoirement. Ce spot internet dans l’hôtel Michelangelo, c’est le dieu Janus en personne : une fois il te sourit en te rattachant à ce que tu penses être la civilisation, mais deux secondes après t’éloigne de l’essentiel, de l’instant présent et de tes proches. Ce putain de spot est une purge, une zone qui mérite un exorcisme régulier après la période des vacances. Car il s’y passe des choses peu chrétiennes.
Voilà à quoi ressemble le lobby du Michelangelo. Cette photo a été prise entre 9 heures du matin et 20 heures. Analysons ensemble ces étranges créatures immanquablement courbées sur leurs tablettes, téléphones et petites cuillères chauffées par un briqu…ah non ça c’est mon dernier séjour en Grèce. Que font elles donc ? Point de philosophie de comptoir, place à la littérature ! Parce que Le Tigre n’a eu que le temps de taper la discute avec une petite dizaine de résidents, et que seule la moitié a quelque chose d’intéressant à raconter, voici cinq histoires à méditer.
Cas n°1 : John Paulo, workaholic malgré lui.
Avec l’ordinateur, j’ai l’honneur de vous présenter John Paulo. John est le moins pire de la bande. Le visage de John marque vite en présence du soleil, le pauvre ne doit pas avoir pris de vacances depuis au moins cinq ans. Mais pourquoi ? John Paulo travaille en tant que développeur web dans une start-up qu’il a montée avec sa femme d’avec qui il a depuis divorcé.
C’est une partie de la force de ce couple qui a su à peu près séparer vie professionnelle de vie familiale – ne pas avoir d’enfant a indubitablement aidé. Les relations entre les deux associés restent cordiales et se limitent à parler boulot (lorsque cela est strictement nécessaire) de 9 heures à 20 heures. Mais John a la légitime paranoïa qu’Isabel, son ancienne chère et tendre, s’apprête à lui faire le même coup de pute qu’elle lui a fait en tant qu’épouse – je n’ai pas demandé en quoi cela consistait. C’est pourquoi John, sur le qui-vive, ne préfère pas prendre de temps mort. Et ça le ronge salement.
Parce que Jipé n’était pas loin du burn-out et qu’il accusait d’inquiétants tremblements dans les gestes de la vie de tous les jours, Isabel lui a posé un ultimatum : soit elle active la clause de shotgun sur les parts de l’entreprise (en tant qu’avocat, le félin raffole de ces clause : leur rédaction est de pure beauté), soit John Paulo prend dix jours de vacances pour se ressourcer. Non négociable. John n’a pas la même puissance financière que son ex salope (ce sont ces mots hein), aussi a-t-il pris le premier hôtel que lui proposait l’agence de voyage en bas de chez lui.
Le voilà donc m’expliquer ce qu’il fout sur son ordi : John a tenu à être en copie de tous les mails qu’Isabel balance aux clients et fournisseurs. Il PEUT gérer son entreprise depuis le Michelangelo, en aucun cas sa mise forcée au placard doit être connue de ses interlocuteurs. C’est pourquoi il prépare, pendant quatre heures par jour, des projets de courriels d’une rare banalité qui seront automatiquement envoyés au cours de la journée.
Mais que faire de son temps libre? John erre comme une âme en peine. Il se sent atteint du syndrome du cordon ombilical. Le spot wi-i est le vagin maternel d’où est gazouillé son avenir, l’endroit où tout peut basculer le temps de chargement d’un mail. A peine fait-il dix longueurs dans la piscine qu’il imagine une fieffée Isabel convoquant un Conseil d’Administration pour le démettre de ses fonctions. Il choisit ses plages horaires de masturbation à l’heure du déjeuner et pendant le goûter car Isabel s’octroie toujours une petite demi-heure vers 17 heures. Cela est amplement suffisant pour oublier, le temps d’un pénible giclement, les impondérables de son fébrile statut d’autoentrepreneur.
Voilà de John Paulo – au passage, je n’ai rien bité au principe de sa start-up, ce ne sera pas le prochain whatsapp.
Cas n°2 : Soraya, dite « B4 » (Bandante Boudeuse en Bikini Bleu)
Au milieu, ma préférée. L’objet de quelques lubies lubriques de certains résidents, le petit fantasme aussi sûrement irréalisable que ma belle-mère sur un canot pneumatique sur une mer avec un vent de large. C’est Soraya. Je l’imagine à peine majeure, moins de vingt ans, qui vient de passer l’équivalent du baccalauréat et pressent que le meilleur reste à venir. Il faut le reconnaître : Soraya a de l’avenir en tant que femme désirable, en attendant elle fait l’effet d’un abricot encore acide mais suffisamment moelleux pour ne pas se dire qu’il est trop tôt pour le croquer.
En effet, quoique fraîche et exhalant l’innocence, Soraya a déjà cet air de la femme prête à prendre les choses en main pour tirer la substantifique moelle de ses contemporains masculins. Ses œillades à la dérobée, éloquentes, hurlent l’ennui et la propension à l’amusement, hélas rien ne la tente au Michelangelo. Rien ne l’intéresse, tout ça parce que ma petite Soraya est dans un mauvais état d’esprit. A sa décharge, les parents de Soso ont mal choisi leur semaine.
La belle gosse à la poitrine déjà imposante vient de terminer ses études, et se voit extraite de ses amies avant même d’avoir pu fêter ensemble leur réussite. Au surplus, notre jeune amie a un problème de taille : cette semaine de villégiature en famille tombe en pleine période de…enfin vous voyez le topo. Soraya est encore trop jeune et n’a pas compris les doctes explications félines sur ce phénomène – à savoir que ça ne l’empêcherait ni de nager, ni de se balancer sur un mât de cocagne (la sexuelle métaphore ne fut guère comprise) avec Eros Ramazotti comme fond musical. Rien à faire, Soraya est grognon.
D’une part, elle estime qu’il n’y a strictement rien à foutre à dix kilomètres à la ronde – à part la plage qui, reconnaissons-le, reste trop exiguë pour ses royales ambitions. Elle n’a pas complètement tort dans la mesure où la ville la plus proche est à douze kilomètres. Et qu’un bus passant toutes les demi-heures peut l’y emmener. Plages dignes d’une série TV, bars sympas, salle de cinéma, rue commerçante affichant un bon kilomètre de longueur. Mais Soraya ignore tout cela.
D’autre part, il n’y aurait personne autour d’elle. Elle ne les voit pas, ce sont des fantômes à peine esquissés qui ne vaillent pas la peine de se sortir les doigts du cul. Discuter avec ses potes via Messenger est bien plus excitant.
Soraya ignore en fait ce qui se passe autour d’elle. Personne gravitant à ses côtés n’ose te déranger en raison de sa moue néo-boudeuse et de ses jambes bronzées qu’elle croise et décroise avec une érotique indifférence et la gueule de trois kilomètres qu’elle tire lorsque le wi-fi se fait paresseux.
Comment je regarde Soraya
Comme je le disais, Soraya n’a pas vu la dizaine de beaux mecs, de seize à trente ans qui passent devant elle et sortent subrepticement ce qu’il leur reste d’abdominaux – voyez comme le fauve s’est rapidement exclu de la population. De braves gars qui ne demandent qu’à trouver une échappatoire et n’échanger que quelques mots avec une belle inconnue. Aucun harcèlement ne leur viendrait à l’esprit, peut-être seulement de quoi, pour certains, s’emplir les mirettes de sa silhouette afin de charger leur banque de données visuelles pour de futurs plaisirs solitaires.
Mais Soraya, irrémédiablement attachée à ses copains de lycée, ne parvient pas à délaisser son smartphone, sortir du lobby et nous rejoindre pour la partie de beach volley.
Soraya, fais attention : d’ici sept bonnes années, faudra te bouger un peu plus le popotin.
Cas n°3 : Heike et Julia, les sœurs sourires
[s’agissant de deux fillettes, votre serviteur a évité de prendre le tableau en photo. Passer le reste des vacances chez les carabinieri en attendant une mise en examen pour des trucs peu ragoûtants aurait fracassé l’évolution de mon bronzage]
Le présent cas est un peu particulier, le félin ne savait pas vraiment quoi en penser. Heike a moins de dix ans, un sourire d’ange et des tresses militairement effectuées par sa maman. Sa petite sœur, Julia (prononcer « djoulyia »), affiche largement moins de quatre ans à la balance et tient à peine sur ses pattes. Je vois ces deux petites dans le lobby relativement moins souvent que les autres zombies, mais davantage dans les couloirs de l’hôtel et autour du petit bain à dix mètres de la piscine.
Après deux jours, il m’a été possible d’établir un schéma de leur déplacement, lequel est aussi statistiquement certain que le cycle lunaire : elles vont toujours tout droit jusqu’à rencontrer un obstacle. Il appert qu’Heike est la grande sœur parfaite. Elle adore le petit morpion qui la suit comme son ombre et l’entraîne à la découverte du Michelangelo. Dès qu’une difficulté se présente (qui d’un escalier, qui d’une lourde porte à battants), Heike porte Julia et les voilà qu’elles franchissent ensemble la difficulté. Pendant une heure, Heike fait une visite guidée du majestueux labyrinthe que représente, à leurs yeux, le Michelangelo – le félin, en rentrant fin bourré du bar voisin, a une idée de l’aventure que cela peut représenter pour elles.
Juste pour prouver que je ne glandais pas à l’hôtel
Au début, Le Tigre pensait que l’aînée cherchait à semer sa petite sœur qui, avouons-le, a autant d’autonomie qu’un homme politique en situation de crise – là où tout n’est que cris et réflexes primaires. Il n’en est rien, Heike attend patiemment sa Julia jusqu’à la prochaine étape, on dirait deux membres d’un commando dont un est mortellement blessé. Voir ainsi évoluer le clan ne peut que faire fondre le cœur. Puis, quand les petites sont fatiguées, celles-ci récupèrent l’iPad de papa pour jouer à Candy Crush dans le hobby.
Et leurs parents ? Le félin a été contraint de les espionner pour savoir de quoi il retourne. Et ce n’est point beau. Les géniteurs des deux blondinettes sont de sacrés égoïstes. Disons qu’ils pensaient se faire cette semaine juste entre eux, et qu’au dernier moment, incapables de caser leurs filles dans un centre aéré, ont dû demander à ajouter deux couches à leurs chambres.
Pour autant, cette nouvelle configuration ne semble pas avoir modifié les habitudes du frétillant couple. Ce n’est pas que leurs progénitures est dans le coin qu’ils ne vont pas continuer à s’envoyer en l’air. Le jacuzzi près de la piscine ? Un appetizer pour se chauffer au vu des autres clients – je vous avoue que ça m’a correctement remué le bas ventre, même si les râles de plaisir de Madame sont, en allemand, moins attirants. Puis, lorsque la température est assez haute, les deux Teutons filent plus ou moins discrètement vers la chambre 23 (celle dont la fenêtre donne sur un buisson d’où il est possible de se cacher) afin de se finir.
Oui, sans même vérifier si leurs filles vont bien. A peine un coup d’œil vers la piscine pour s’assurer qu’un employé du Michelangelo surveille la zone. Le bruit de Julia et Heike suffit à éteindre leurs craintes, et il convient de reconnaître qu’elles sont indépendantes pour leurs âges.
Mais pourquoi ne pas avoir embauché une baby-sitter qui aurait accompagné la famille ? Car ils n’ont pas pu dégoter de jeune fille au pair pour garder leurs filles. Et ce en raison de leur réputation qui, inexorablement, les poursuit : les parents d’Heike sont des triolistes particulièrement portés sur les femmes aux airs d’adolescentes. Cela amuse follement Madame (professeur dans un Gymnasium) tandis que Monsieur est, dans cette configuration, le dernier à se plaindre.
Comment le fauve peut-il savoir ça ? Tommy me l’a dit. Tommy, c’est un mec rapidement croisé à la piscine. Tommy m’a tapé les côtes avec le coude en me montrant, d’un bref hochement de menton, le couple d’Allemands. « Hé qué ? », lui ai-je demandé dans un italien à peine hésitant. Puis Tommy a sorti son téléphone, a lancé une session en navigation privée et a lancé une vidéo trouvée sur un genre de site que personne n’avoue consulter. Je vous laisse deviner ce qu’il se passait dans ce court film.
Évoquer un « film » est sans doute inadapté. Quoique, on a tous vus des films avec des scénarios qui ne tiennent pas la route. Ou dotés de bandes sons dégueulasses. Peu d’œuvres cinématographiques sont en revanche constituées d’un unique plan – ah si, y’a Victoria, que je vous enjoints à regarder. Celle que Tommy m’a montré est plutôt sale, et sans sous-titre. Toutefois, Le Tigre a pu constater, malgré lui, un certain respect de quelques règles narratives : présentation rapide des protagonistes, élément déclencheur (la punition de la baby-sitter), quelques péripéties, et l’heureux dénouement. Ne comptez pas sur moi pour vous donner le lien de la vidéo.
Conclusion de la première partie
Mes talents de photographe s’arrêtent ici
On a tous nos raisons pour contempler, plus que de raison, une tablette/ordi/smartphone lors de séjours d’agrément. En voici quelques-unes pour vous distraire. Attention, le présent billet n’a aucune ambition pour expliquer (ou déceler) les motivations profondes de l’homo numericus, et encore moins pour donner un avis. Rien que l’imagination et l’improvisation en jetant un coup d’œil négligent sur ses contemporains. D’où l’abondance assumée de stéréotypes.
A propos de négligence, celle du Tigre est proverbiale : dans le billet en lien, le félin poursuit ses fines analyses à peine imaginaires de trois autres individus (dont l’auteur de ces lignes…).
Au surplus, je m’aperçois que je parle beaucoup de cul dans ce genre de billets, on mettra ça sur le compte de la chaleur et de savoir les griffes de la tigresse à des milliers de kilomètres de là – message pour tigrasse si elle me lit (ce dont je doute fort) : ne me fais pas de crise de jalousie sur Soraya. Je ne suis resté que simple spectateur de cette jeune femme qui ne t’arrive pas à la cheville. Vraiment. Par exemple, elle est dotée d’un inélégant grain de beauté sur la fesse droite, sans compter ses mamel…bon, on en reparle à mon retour.