Pendant les nombreuses espac..extap..merde, excursions du Tigre, un jeu s’est progressivement mis en place. Ce divertissement, à mi-chemin entre sport de haut niveau et quête infinie, fut également l’occasion d’apprendre l’art de la négociation. Tout ça en se comportant comme un parfait connard. Franchement, que demander de plus ?
Je veux parler à votre supérieur !
Il y a une phrase que j’ai toujours été incapable de prononcer. Adolescent, Le Tigre était de nature plutôt timide et très peu porté sur la lecture – si si. Lorsque quelque chose n’allait pas, j’adoptais la posture dite passive-agressive : je fermais ma gueule mais allais ensuite à contre-courant de mon interlocuteur. Juste pour l’emmerder. Mon steak arrivait trop cuit dans mon assiette, je n’osais rien dire, mais pissais à côté de la lunette des chiottes du restaurant. La grande classe.
Et puis je me suis épanoui – tu es devenu chiant, corrige maman-lynx. De manière générale, je parvenais à formuler mes griefs, mais sans m’imposer et avec une désarmante affabilité. Il y avait toujours cette phrase que je ne parvenais pas à expurger de mes cordes vocales. Jusqu’à cette soirée dans un dancing miteux en plein milieu d’une île indonésienne.
Avec un ami (que je nommerai Le Buffle), nous avions organisé un petit voyage le temps d’un weekend. Pour faire simple, une accumulation de paramètres m’avait presque fait sortir de mes gonds : une musique à chier avec les mêmes morceaux qui tournaient en boucle ; la dizaine de bières tièdes avalées ; l’arrivée en force d’une quinzaine de ladyboys qui roulaient sans vergogne du derche autour de nous ; la vitre d’un podium qui s’était brisé sous les pieds d’un pote (qui n’a rien eu, un vrai veinard) ; et ma tong droite qui avait été volée (en fait, celle-ci baignait dans un cocktail). Au milieu de ce fatras, j’avisais le serveur et lui gueulait un tonitruant « I fucking want to talk to your manager. Right now. »
Le Buffle, peu habitué à ce que le félin s’énerve, était épaté. Surtout qu’un petit gros est arrivé trente secondes après ma gueulante pour s’excuser et proposer de menues indemnisations. Une fois le manager parti, nous avons eu cette fabuleuse conversation avec mon ami :
− Bravo, Tigre. Efficace le coup du passez-moi-votre-supérieur. Ça fait méchant businessman américain bien gras sous tous rapports.
− Moins 20% sur la note d’hôtel, c’est un sacré bon début.
− Tu penses que si tu lui avais demandé, à son tour, de parler à son supérieur, on aurait eu quelque chose en plus ?
− Sais pas trop. Ce serait marrant de monter de la sorte les échelons et voir si on peut atteindre le gouverneur de l’île.
− De toute façon, tu serais incapable d’aller plus haut qu’un n+2.
− Game is on.
[un n+1, c’est le supérieur de premier niveau de quelqu’un. Le n+2, le deuxième. Etc.] Voilà comment est né le bien dénommé passetemps I Want To See Your Manager. Abrégé en IWTSYM, contracté en WSM (les termes les plus importants).
Les règles du jeu du IWTSYM
Avec Le Buffle, nous avions passé le reste du weekend à peaufiner les règles de ce jeu. Fallait absolument éviter les contestations et offrir à nos comportements une justification presque sociale. Voici le livret des règles :
1/ Le but du WSM est de remonter la ligne de hiérarchie d’une institution le plus haut possible. Peu importe que le joueur demande expressément à parler au n+1 d’un individu ou que ce dernier propose, spontanément, d’appeler son supérieur.
Commentaires : comme je l’explique plus bas, parvenir à ce qu’un péquin appelle, de sa propre initiative, son boss, est le nec plus ultra.
2/ Les joueurs du WSM ne sont que Le Tigre et Le Buffle. Tout autre participant doit être agréé par ces deux joueurs – ce qui n’arriva jamais au passage.
3/ Le WSM ne peut se jouer que par un joueur à la fois et en présence de l’autre joueur. Ce dernier n’a, sous aucun prétexte, le droit d’intervenir.
Commentaires : cette règle obéit à un besoin évident de preuve de ses réalisations. En outre, cela évite la tentation de filmer ses exploits, pratique aussi mal vue que discourtoise. Quant au principe non-ingérence, celui-ci fut tardivement promulgué : j’avais partiellement (complètement, même) fait capoter une performance du Buffle en plein milieu de son speech – il était furax. Pour tout vous dire, on s’était fait passer pour deux Australiens gays à la recherche d’une gourmette chez Chaumet, et sous l’impulsion du pote c’était bien parti pour parler au n+2. J’expulsai alors un rot tonitruant pour saborder son opération, et depuis y’a un drapeau australien barré à l’entrée du magasin.
4/ Le WSM ne se pratique que contre des sociétés. Les entreprises dont l’État est actionnaire majoritaire sont acceptées.
Commentaires : cette dernière phrase est justifiée par l’économie singapourienne (et d’autres pays aux alentours). Il faut savoir qu’il existe dans ce petit Etat un fonds souverain (Temasek) qui contrôle pas mal de boîtes. Les ports, l’aéroport, le métro local, etc. Même la seule compagnie téléphonique ! Imaginez, c’est comme si l’Etat français possédait une majorité de parts de France Telecom – oh, wait.
Plus généralement, il serait aussi vain que dangereux de vouloir jouer au WSM face à un fonctionnaire asiatique. En effet, il y a une chance sur deux que ce soit un employé d’un Etat plus ou moins totalitaire, et là c’est doublement risqué : déjà, certaines réclamations des administrés sont souvent enregistrées dans la base de données de la bureaucratie. A force de faire le con, il est probable qu’en passant la douane d’un aéroport on vous dirige vers un autre file. Celle qu’empruntent des gens louches. Dont vous dorénavant.
Ensuite, si votre demande fonctionne trois fois d’affilée, la structure pyramidale de l’administration fait que très vite vous aurez affaire à une huile du parti. Et, croyez-moi, vous n’avez en aucun cas envie de vous frotter à celle-ci.
5/ Tout exploit contrevenant au principe du Mianzi n’est pas pris en compte.
Faut que je vous explique particulièrement cette dernière règle, en particulier ce qu’est ce foutu « mianzi », qui signifie le visage. Peu importe les arguments développés ou ce qu’on demande en fin de compte, il ne faut en aucun cas faire perdre la face à quelqu’un ou, pire, perdre la face soi-même. Car cette conduite comportementale, issue des Chinois, s’est rapidement imposée en Asie du Sud-Est.
Perdre la face, c’est quand vous pétez un câble et montrez que vous êtes colère. Or, les échanges entre individus ne peuvent être qu’harmonieux, et chacun doit repartir victorieux d’une négociation. Du moins en apparence, et avant tout vis-à-vis des autres. Ainsi, lorsque quelque chose ne va pas, il convient de ne pas élever la voix et rester tout sourire. Faut prendre l’air du mec en train de se faire sodomiser avec du gravier, mais qui n’est pas totalement mécontent de découvrir cette nouvelle sensation.
Inversement, il ne faut en aucun cas faire perdre son mianzi à son l’interlocuteur. Pas bien. Ne pas le placer le dos au mur, incapable de réagir comme un lapin aveuglé par des feux d’une bagnole. Toujours lui laisser une porte de sortie honorable, et faire en sorte qu’il l’a trouvée lui-même comme un grand – ici, fin du fin. L’être humain est attaché à préserver son honneur, et la sphère professionnelle en Asie se mélange allègrement avec la personnelle, aussi n’entachez pas la première.
Pour cela, il est quelques codes à respecter, comme ne jamais sévèrement chapitrer l’employé devant ses collègues ou son supérieur – même s’il le mérite. En outre, se moquer ouvertement du pauvre hère et lui faire comprendre, par une gestuelle offensante, qu’il n’est pas de taille à affronter la négociation qui se déroule, reste le meilleur moyen de violer les coutumes asiatiques. Préférez plutôt l’attitude bienveillante mais ferme accompagnée de la fameuse phrase…mais sur le ton du « vraiment désolé, je n’ai pas envie de te faire prendre une décision qui ne serait pas validée par ton chef, donc va le sortir de l’arrière salle d’où il pionce. Il t’en sera reconnaissant. »
Conclusion de consommateur joueur
Le jeu du Je veux parler à votre manager fut le fil d’Ariane de mes joyeuses pérégrinations, et à chaque fois que j’achetais une connerie (et que ça devenait un tantinet compliqué) une petite voix me chantonnait, telle Carla, « serait-ce possible alors ? ». Des règles simples, un but d’une rare noblesse, l’occasion de rencontrer des nouveaux profils, avouez que j’aurais dû breveter cette activité et demander son inscription aux Jeux Olympiques.
Pour ceux qui estiment que ce jeu est infâme et indigne du Tigre, ne vous inquiétez pas : une sixième (et ultime) règle a rapidement vu le jour. La voici :
6/ Lorsqu’un des joueurs fait de la merde, il doit absolument éviter de dire qu’il est français, et, dans la mesure du possible, européen.
Pour ma part, j’utilisais un accent américain ou québécois assez prononcé, selon le niveau d’anglais de l’individu en face de moi.
Voilà pour la théorie les amis. Quant à la pratique, la suite est en lien.