Gregory Mion - L'arracheur des petites âmesZachary Bannerman. Retenez ce nom. Un fou furieux qui, sous un verni BCBG typé côte Est américaine, détruit méticuleusement plantes et animaux. Tableau dense et parfois intolérable d’un odieux personnage, le tout dressé par un auteur à l’écriture généreuse et riche, il s’agit  d’un roman étourdissant, trop sans doute, au point d’être content quand cela se termine.

Il était une fois…

Un tueur en série rôde dans Boston. Un homme issu d’une riche famille et à l’esprit malade. Fils d’avocats renommés, Zachary est un jeune homme brillant qui bosse dans la finance. Mais, pendant son temps libre, il organise et exécute ses plans implacables consistant à mettre à genoux et annihiler la nature (le végétal et l’animal). Voici l’histoire de sa jeunesse, ses œuvres morbides, sa famille (laquelle en tient une belle couche), et de sa presque chute.

Critique de L’arracheur des petites âmes

A titre liminaire, sachez que Le Tigre entretient des rapports amicaux avec l’auteur, aussi les billets concernant ses œuvres peuvent être empreints d’une certaine tendresse (que d’autres qualifiaient de cirage de pompes en règle) en plus de ne pas être aussi objectifs qu’attendu. C’est non sans gourmandise que votre serviteur a attaqué les presque 400 pages d’un bouquin dont la couverture annonçait de brillantes réflexions.

Peu de matière question sociologie, ce qui compte reste les descriptions d’un certain « mal moderne » constituant ce roman. Et, à son habitude, l’écrivain français se régale dans cet exercice. Il digresse, fait péter des flashbacks dans tous les sens, analyse, décrypte, décortique jusque dans les moindres détails les actions d’un anti-héros et de ses proches – de la jeunesse de Matthew Bannerman et Rebecca Shapiro, ses riches parents de Boston, au grand-père Bannerman, tout en passant par une cousine un peu fofolle.

Il ressort des pages un être immonde qui prend un incroyable panard à détruire et humilier tout être vivant, mais garde de s’attaquer directement aux humains (malgré l’hostilité qu’il leur porte) pour garder une certaine tranquillité. De sa tendre enfance à sa vie de jeune adulte, Zachary concentre ses pensées et moyens financiers dans un hobby destructeur – repérages nocturnes, constitution d’une immense pièce remplie de frigos, etc. La famille a également droit à de longs développements, certains membres étant relativement normaux, d’autres faisant montre d’une violence inouïe (plus par leur entregent et leur influence que physiquement) pour abaisser autrui. Dans tous les cas, l’impunité est totale.

A toutes fins utiles, si vous aimez la narration linéaire à la première personne du singulier, passez votre chemin. Sans être décousu, le récit peut frustrer dès lors que Gregory Mion se lance dans un énième souvenir de tel ou tel personnage ou s’attache à disséquer telle situation. Comme un documentaire savant dont la post prod aurait été confiée à un singe atteint d’un trouble du déficit de l’attention. Soit ça égaie et fluidifie les pages (la scène du « record » d’hamburgers dans le fast food est sublime) ; soit l’auteur part dans de complexes circonvolutions qui peuvent tantôt lasser, tantôt dégouter – le viol d’une petite fille noire par le frère du grand-père de Zachary et tout ce qui s’ensuit est assez hard, même pour l’esprit affûté du fauve.

Concluons : Mion, c’est l’abondance avant tout. Ad nauseam. L’excès dans une langue riche mais étonnamment limpide et percutante. L’arracheur des petites âmes, c’est en soi un correct pavé d’une rare densité (peu de sauts de ligne, une douzaine de chapitres à peine) dont certains passages peuvent salement ambiancer un diner de famille si vous vous mettez à les lire à voix haute. Par conséquent, si vous avez envie d’un feel-good book, quelque chose sans prise de tête avec des personnages sympathiques, oubliez ce billet.

Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)

La première chose qui peut surprendre est l’absence de profondeur de Zachary B. Peu de dialogues, une vie ascétique tournée vers l’annihilation, on dirait un robot. Un être sans animus dont on aurait aimé plus d’explications sur les raisons d’un tel épanchement haineux. Et c’est sans doute là l’astuce de l’auteur : le lecteur ne sait guère comment l’esprit du petit Bannerman a pu être corrompu (dès sa jeunesse le pire est déjà annoncé), le personnage apparaît dans sa splendeur et cristallise les tares de notre civilisation. Le protagoniste serait ainsi l’émanation du comportement humain à plus grande échelle : les immenses gâchis, la pollution, le mépris des espèces à un niveau tel qu’un observateur avisé pourrait aisément penser que l’intention criminelle y est.

Prenez les pires gouvernements, les multinationales les plus j’m’en-foutistes question environnement, et troquez la négligence et l’incurie contre la méchanceté d’un seul homme – l’inaction et le silence des autres étant tout aussi blâmables. Vous obtenez les ingrédients nécessaires (et hélas suffisants) pour réaliser un correct écocide, à la différence que, dans le strict cadre de l’œuvre, la culpabilité est concentrée entre les mains d’un seul individu, lequel avance à visage découvert. Bannerman, c’est nous tous.

Enfin, le titre est plutôt intéressant dans l’utilisation du terme « les petites âmes ». Parce qu’il existe des âmes plus petites que d’autres ? Attribuer aux ordres animal et végétal l’idée d’une conscience (surtout les plantes) permet, in fine, de placer ces objets (d’un point de vue légal) sur le même plan que l’Homme. De là, les actes commis par Bannerman seraient non moins grave qu’un crime contre l’espèce humaine (laquelle a besoin de ces petites âmes pour survivre au passage). C’est sans doute la raison pour laquelle Le Tigre a été aussi affligé des méfaits commis par Zachary à l’encontre des « sous-ordres » que ceux accomplis par d’autres individus contre leurs semblables – l’exemple de ce pauvre Dunlop, qui avait des vues sur la jeune Rebecca et se voit fermer toutes les portes universitaires grâce aux bons soins de la famille Bannerman, est tout bonnement édifiant. Rodéo nocturne de Zachary pour écraser des chats errants et balade en bagnole de son grand-père pour déposer des croix enflammées devant les maisons des Afro-américains, même degré de perversité ?

Dans les deux cas, les victimes sont bien démunies et inspirent la sympathie la plus profonde. (c’est à ce moment que, se demandant s’il s’agirait en fait d’un ouvrage écolo-humaniste, le félin décide d’arrêter les frais pour aujourd’hui)

…à rapprocher de :

Suivant Mion depuis quelque temps, le présent blog peut s’enorgueillir d’avoir la majeure partie des productions de l’auteur :

– Pour l’instant, un roman-mosaïque de grande qualité qu’est L’Amérique cinquante et des poussières.

– Des nouvelles qui vous ouvrent (percent, plutôt) l’esprit sont à retrouver dans c La littérature nazie en France, ouvrage d’une rare violence. Pour un exemple du genre de nouvelles, il y a Bastien Gadenne (1971-1999) disponible sur le blog. Avec l’assentiment du reptile, grosse nouvelle (ou petit roman) qui fait état d’un style volontairement emphatique, jusqu’à une savoureuse boursoufflure.

Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman via le site de l’éditeur (en lien).

Kindt & Crain - Rai, Vol.1 : Bienvenue au Néo-Japon[VO : Welcome to Neo-Japan]. En l’an 4001, le lumineux Japon est en pleine tourmente : un meurtre a eu lieu ! L’enquête du protecteur du pays, être 99% humain, va amener ce dernier à s’interroger sur son pays, soi-même, le sens de son devoir. Comics sombre, fouillis, un peu glauque et dont l’intérêt s’éveille progressivement, il y a assez de matière pour avoir envie de poursuivre l’étonnante série.

Il était une fois…

Le Néo-Japon, c’est comme le Japon, mais nettement plus exagéré. Faut dire qu’on est au tout début du quatrième millénaire. La planète a l’air salement amochée, et l’Empire du Soleil levant consiste en un immense habitat qui s’élève jusqu’aux cieux. Le pays est régi par une I.A. toute puissante répondant au doux nom de « Père ». Le Néo-Japon est également protégé par Rai, sorte de Samurai du futur doté de pouvoirs phénoménaux et intimement lié au destin du Japon sur-millénaire. C’est évidemment à lui que Père fait appel pour découvrir quel est le fils de catin qui a bien pu commettre le premier meurtre depuis 1000 ans.

Critique de Bienvenue au Néo-Japon

Plantons rapidement la suite du décor. Imaginez un pays fait de milliers de niveaux où résident des millions de Japonais, certains niveaux étant suffisamment grands pour accueillir des répliques de grandes villes. Chaque citoyen est doté d’un positron, un humanoïde qui l’assiste dès sa majorité afin de moins se sentir seul. Les plus riches habitent dans les niveaux les plus élevés bien sûr – comme partout non ? Prenons ensuite Rai : humain à 1% (le reste étant de l’electrovie), capable de traverser le pays en mode haut-débit (littéralement il sort du réseau), faisant apparaître des sabres de ses mains et tuant sans état d’âme pour protéger son pays.

Protéger le Néo-Japon contre qui au juste ? Notamment contre les luddistes, terroristes détestant tout ce qui fonctionne à l’électricité, abhorrant Père et la puissance de la technologie. Et ce sont vers eux que les soupçons se portent. Le protagoniste, accompagné de Lula Lee, jeune femme qui l’aidera dans sa quête (grâce notamment à sa maîtrise de la chose papier), tâchera de connaître l’identité de la victime, puis les responsables de ce crime particulier. Question narration, le lecteur prendra tour à tour connaissance des pensées du guerrier surhumain (réflexions logiques et révélatrices d’un paradigme néo-japonais où le pays, parfait, ne peut qu’être défendu) et de Lula Lee – lesquelles demeurent plus intimistes et donnant une vision plus étendue de la situation du pays.

Kindt & Crain - Rai, Vol.1 : Bienvenue au Néo-Japon extrait 1C’est ainsi que, trivialement il est vrai, l’intrigue se déroule sans accroc majeur, dérouler le fil se révélant plus délicat dès lors que l’ennemi (et la victime) n’est pas celui auquel Rai s’attendait. Ce dernier croisera quelques personnages dont la puissance semble être l’égale de Père (dont l’existence physique reste à démontrer) et sachant énormément de choses sur Rai, suffisamment pour lui retourner le cerveau – en particulier le mystérieux Silk, qui n’aurait pas détonné dans un décor à la Matrix. De là, les ultimes pages parviennent à apporter une dimension supplémentaire à l’ouvrage (notamment en ce qui concerne la pitoyable gestion des déchets du pays, le fameux rebut) en plus d’annoncer un second tome qui a le potentiel d’apporter un nouvel éclairage à ce monde cyberpunké.

En ce qui concerne les illustrations, il faut reconnaître que ce coquin de Clayton Crain a un sens inné du détail. Trop sans doute, le dessinateur paraît vouloir tellement en mettre dans les pages que les cases se ratatinent, gâchant parfois de sublimes tableaux comme le secteur 2007 de Manhattan (ou, tout NYC dans un étage de Néo-Japon) ou un Los Angeles dévasté par la guerre. Sans doute est-ce fait exprès, comme pour alimenter notre malaise. Fidèles à la représentation cyberpunk, les couleurs demeurent sombres, l’humidité omniprésente et la grandeur des installations techniques tend à donner aux individus l’apparence de fourmis dépourvues de maîtrise sur leur destin – il n’y a qu’à voir ce que devient la populace de la dernière page. Bref, c’est beau et bon à lire, et faudrait pas que la suite gâche cette première bonne surprise.

Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)

Bienvenue au Néo-Japon décrit ce à quoi pourrait ressembler une dictature soft gérée par une intelligence artificielle qui délivre ses instructions à une société parfaitement hiérarchisée. Une I.A. aussi froide que déterminée dont les priorités demeurent compréhensibles : sauver ses fesses, protéger autant ce faire que peut la population, encore sauver son cul, faire prospérer le pays – peu importe les dommages collatéraux, même humains. Résultat : le pays de Rai est un ensemble immense d’une rare stabilité, et aucun trouble ne semble être en mesure de dépasser les compétences de Père et de son bras armé. En théorie.

Kindt & Crain - Rai, Vol.1 : Bienvenue au Néo-Japon extrait 2Ce bras armé est d’autant plus efficace qu’il a été créé pour ce seul but. Une obéissance aveugle découlant du sempiternel sentiment père/dieu, voilà pour Rai. A  la différence du croyant de base, il arrive à Père de répondre aux questions du samouraï du futur, en faisant une sorte de prophète affublé d’une épée divine. Forcément, ça grippe. En effet, ce premier tome est l’histoire d’une émancipation : questionnements multiples, connaissance de vérités alternatives par d’autres sources, découverte de sa vraie nature, enfin refus de l’autorité de celui qui l’a créé.  Tout cela à cause d’une femme, et pas n’importe laquelle – un unique dieu masculin, quelle idée aussi…

La désacralisation de Père par le héros prend ainsi une telle ampleur que le guerrier tatoué du drapeau du Japon en vient à prendre peur ; oui, une réelle frousse qui lui fait craindre son créateur, et questionner sa légitimité même. De là, Rai ose  se détacher du réseau du Néo-Japon (celui qui lui permet de passer d’un secteur à un autre à la vitesse de la lumière) pour mieux appréhender la vérité. Or, la certitude acquise à force d’opiniâtreté n’est point bonne à entendre : Rai est une création imparfaite, et ce ne sera pas le premier modèle à échouer…

…à rapprocher de :

– Comme je l’évoquais rapidement, certains thèmes sont communs aux canons du cyberpunk : réalité virtuelle, interface homme-machine poussée à l’extrême, élite dirigeante intouchable, sans compter les troubles d’identité. Pour vous donner un exemple simple, y’a un peu de Matrix. Pour l’architecture en hauteur, évidemment on s’inspire des Monades urbaines, de Silverberg.

– Dans le genre du tueur méthodique qui doute de la mission assignée par les autorités, relisez Le travail du Furet, de Jean-Pierre Andrevon.

– La société ultra-hiérarchisée gérée par un ordinateur et où toute révolte est forcément suspecte, difficile d’ignorer La Zone du Dehors, de Jean-Pierre Andrevon.

[Fabcaro - Zaï zaï zaï zaïSous-titre : un road movie de Fabcaro]. Surprenante bande dessinée qui se dévore en une quinzaine de minutes, où il est question de la fuite d’un auteur de BD accusé d’un crime bien anodin… Ouvrage à l’humour burlesque et corrosif, esquissé de façon sobre mais précise, le tout avec une dimension sociologique qui interpellera quiconque.

Il était une fois…

La caissière d’un magasin demande au protagoniste s’il a sa carte du magasin. Fatalitas, il l’aurait oubliée dans un autre pantalon. Le suspect s’enfuit non sans avoir préalablement menacé un vigile avec un poireau. Il s’ensuit une cavale aux termes de laquelle les polices de France et de Navarre, après des jours de recherche, parviendront à appréhender le criminel. Et sa peine sera à la hauteur de son ignoble acte….

Critique de Zaï zaï zaï zaï

Mea culpa : le félin n’avait avant 2017 lu aucun ouvrage de Fabrice Caro. Il aura fallu attendre les recommandations d’un ami pour enfin découvrir un auteur qui en a sous la pédale. Les illustrations presque monochromes (jaune et gris omniprésents) et gribouillées, néanmoins empreintes de sérieux, détonnent particulièrement avec la manière j’m’en-foutiste et drôlatique d’une histoire qui se veut une caricature réaliste de notre époque – d’ailleurs, la répétition de certaines cases (seul le texte étant différent) colle bien avec les postures de nos édiles, lesquelles demeurent les mêmes à chaque élection ou évènement d’importance.

Fabcaro - Zaï zaï zaï zaï extrait1Organisé sous formes de strips d’une page (ou deux) mis bout à bout pour former un texte cohérent aisé à suivre, Zaï zaï zaï zaï (dernière fois que je l’écris en entier) conte les mésaventures d’un jeune homme normal empêtré dans une histoire abracadabrantesque qui se clôt aussi burlesquement qu’elle a démarré ; ainsi que des  évènements clés des autres protagonistes de cette triste affaire : journalistes, policiers, passants interrogés par la TV, caissière traumatisée par l’indélicat client, famille éplorée du héros, etc.

Quelle faute a commis le personnage principal ? Aucune en apparence, mais sa condition d’auteur de BD va progressivement cristalliser sa délicate situation. Stigmatisé et en tête de gondole des journaux télévisés, il s’engage dans un road movie consistant à faire du stop et à se réfugier dans un département « arriéré » où il rencontrera une ancienne camarade de classe. Pendant ce temps, les forces de l’ordre et les médias s’agitent, provoquant dans le pays un début de débat aigri comme on en entend de nos jours lorsqu’il s’agit d’évoquer les assistés ou la radicalisation de telle ou telle population. Jusqu’à la sentence finale, une condamnation musicale que le lecteur voit aisément arriver, Joe Dassin aidant.

Il ressort de ce mini ovni une impression de s’être échappé, le temps d’un quart d’heure, de la morosité ambiante. Plutôt taiseux dans son ensemble (à une exception notable lorsqu’il s’agit d’évoquer un souvenir de jeunesse), Zaï x 4 demeure une mignonne pépite qui ne peut que faire du bien. Tout à fait le genre de roman graphique qu’il est difficile pour le fauve de ne pas adorer.

Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)

Fabcaro - Zaï zaï zaï zaï extrait2Comme je le disais, le fait divers prend des proportions délirantes et ce sont tous les travers de notre société qui sont mis à nus. Et la caricature peine parfois à se mettre au niveau de la réalité. Le journaleux qui fait dire aux riverains ce qu’il veut, des policiers aussi ignares qu’incompétents, des discussions terriblement à côté de la plaque, etc…le tout étant renforcé dès lors qu’il apparaît que le fugitif est un auteur de bandes dessinées : dans l’univers fantasmagorique de Fabcaro, le statut d’auteur de BD est l’équivalent de l’assisté honni / migrant / bref un untermensch qui titille le cerveau reptilien de toute la populace – laquelle se voit volontiers libérale et tolérante alors que, face à la confrontation avec l’autre, il en est différemment.

L’air de rien, le félin s’est demandé plus d’une fois à quel point cette œuvre est, symboliquement, autobiographique. Déjà, Fabcaro semble dénoncer les mesquineries du Français moyen prêt à juger et critiquer autrui, voire paniquer pour des foutaises – en l’espèce, être dépourvu de carte du magasin, artefact capitalistique extrême s’il en est. En un laps de temps extrêmement mince, le héros passe de la normalité à l’exclusion totale, et d’autant plus déconsidéré par ses pairs du fait de sa situation sociale. Il ressort de Zaï zaï etc. une forme de peur primaire du déclassement de l’auteur indépendant, incompris des masses et pris entre différents feux (éditeur qui renâcle à le financer, journaliste qui ne bite rien à son métier, et tutti quanti).

…à rapprocher de :

– Dans le même genre d’humour décalé qui tape consciencieusement sur les travers de notre civilisation, y’a quelques Canardo de Sokal qui s’en sortent plutôt bien, notamment Marée noire (en lien).

Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman graphique en ligne ici.

Robert Charles Wilson - Julian|VO :Julian Comstock: A Story of 22nd-Century America]. Vers 2173 après JC, l’Amérique n’est plus que l’ombre d’elle-même. Plus de pétrole, une présidence tyrannique au service d’une théocratie, une interminable guerre contre l’Europe…et arrive une lueur d’espoir, un homme cultivé qui va atteindre le sommet…pour mieux se casser la gueule avec fracas. Triste et beau.

Il était une fois…

La première partie de la présentation de l’éditeur, ici partiellement reproduite, est plus que valable :

« [Julian Comstock] est le neveu du président des États-Unis. Son père, le général Bryce Comstock, a été pendu pour trahison (on murmure qu’il était innocent de ce crime). Julian est né dans une Amérique à jamais privée de pétrole, une Amérique étendue à soixante États, tenue de main de maître par l’Église du Dominion. Un pays en ruine, exsangue, en guerre au Labrador contre les forces mitteleuropéennes. Un combat acharné pour exploiter les ultimes ressources naturelles nord-américaines. On le connaît désormais sous le nom de Julian l’Agnostique ou (comme son oncle) de Julian le Conquérant. »

Critique de Julian

Le félin a volontairement omis la suite du quatrième de couverture qui évoque une « critique sans concession des politiques environnementales actuelles », qu’un stagiaire n’aurait même pas osé rédiger. Car c’est putainement faux. Ce roman parle avant tout du gâchis d’une civilisation ayant reculé de 300 ans et qu’un homme, trop seul, tentera de faire évoluer dans un sens plus libéral – échec cuisant, et c’est la force des romans qui se terminent relativement mal.

Cette histoire, finement découpée en cinq actes, est contée par l’ami le plus proche du héros : Adam Hazzard. Issu de modeste extraction, Adam a la chance d’avoir comme compagnon de jeunesse Julian, ce qui lui permet accessoirement d’ouvrir son esprit à des choses auxquelles peu ont accès – de la littérature différence de celle approuvée par le Dominion, dans laquelle il découvre notamment que des hommes se seraient jadis posés sur la lune… Or, Julian n’est pas n’importe qui : neveu de Dekan Comstock, Président des States désireux, à terme, de se débarrasser du fils de celui qu’il a (injustement) fait condamner à mort.

Nos amis (auxquels s’ajoutent Sam, fidèle protecteur de Julian) mènent une vie relativement paisible dans un comté rural, loin de la guerre, jusqu’à ce que cette dernière les rattrape. Fuite de leur village, vagabondage jusqu’à un enrôlement forcé dans l’armée américaine utilisée comme chair à canons par un chef incompétent (Deklan) dans une guerre contre les Européens dans le Labrador. Pendant ce temps, Adam se découvre des prédispositions à l’écriture. En moins de 200 pages, Julian passe de soldat anonyme (il avait changé son nom) à commandant audacieux (astucieux même) et respecté débarquant à New-York avant de ravir le pouvoir à son oncle – oui, le palais présidentiel est situé en plein Central Park.

Avec cet auteur canadien, l’histoire proprement « militaire » est accompagnée d’une foultitude de narrations annexes, que ce soient les tribulations personnelles d’Adam (en tant qu’écrivain et en tant qu’époux de la pétillante Calyxa) ou les lubies d’un Julian président, adepte de longues discussions philosophiques (avec un certain Magnus vis-à-vis duquel les sentiments paraissent ambigus), réalisateur d’un film sur la vie de Charles Darwin (imaginez la tronche que tire le très saint) Dominion, bref un personnage d’une rare profondeur dont l’intransigeance vis-à-vis de l’intégrisme religieux lui coûtera bien cher.

Concernant le style de l’écrivain, ne vous attendez pas à de la SF méga pêchue qui vous laisse sur le cul. On est plutôt dans le registre de la mélancolie, une fable douce-amère (surtout amère) dans un roman dont les références confinent au gothico-néo-victorien – désolé pour le tri-name-dropping, mais en termes d’auteurs autorisés dans les années 2170, de technologie sans pétrole digne du 19ème siècle, du curseur moral et de la stratégie militaire de la même époque, on est en plein dedans. Ajoutez à cela l’ambiance de la Guerre de Sécession couplée à la connaissance qu’existait avant un âge d’or du pétrole peuplé des « Profanes de l’Ancien Temps », et vous comprendrez que l’optimisme n’est pas au rendez-vous.

Julian est plus qu’un roman, c’est une biographie fictive, rédigée par un lettré à peu-près objectif (pour notre époque) et qui rend compte d’une double chute : celle d’un homme trop seul qui a tenté de changer l’Amérique déclinante, et celle de la civilisation humaine qui semble plus ou moins vouée à l’extinction – l’espoir ne paraît pas venir des Mitteleuropéens dont on ne sait hélas pas grand chose, sinon qu’ils causent le hollandais. Bon roman en somme, même si Robert C. Wilson a habitué le félin à mieux.

Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)

Le fauve en a déjà beaucoup dit, et rajoutera deux ou trois précisions :

Julian le Conquérant, c’est le génie d’un homme dont les conquêtes sont nombreuses : victoires militaires d’abord, avec des actes de bravoure et des trouvailles stratégiques (mêlant bluff et trouvailles tactiques) sorties d’un esprit inventif. Victoires contre un oncle infâme qu’il parvient à déposer tout en n’entretenant pas le cercle vertueux des changements de dirigeants – la trahison ou l’exécution de son prédécesseur. Évidemment, toute conquête n’est pas éternelle, la situation étant trop précaire pour s’assurer une place au soleil. La précarité du pouvoir, y’a rien de plus vrai.

Julian l’agnostique, c’est un visionnaire libéral baigné dans les écrits d’antan mais né deux siècles trop tard. Un agnostique, c’est quelqu’un qui ne se prononce pas et laisse planer le doute, comportement dangereux dans l’environnement décrit par Robert Charles Wilson. Julian aurait pu renverser la direction prise par une Amérique puritaine et dictatoriale sous le joug de la religion rétrograde du Dominion. Sauf que le Dominion est plus puissant, plus tenace et finit par avoir le dernier mot. La faute à un Julian qui se radicalise jusqu’à être accusé de renier sa religion ?

Ainsi, et au fur et à mesure des chapitres, le protagoniste tend à se rapprocher d’un personnage historique bien connu : l’empereur romain Julien dit l’Apostat, qui a eu de terribles déconvenues en tentant de rétablir le polythéisme dans un empire profondément chrétien. Les deux Juju ont marqué leur époque par leur rejet (presque viscéral pour Julian) d’un ordre bien établi qui dispose de la mainmise sur la population. Dans tous les cas, le décès brutal annonce le retour à un statu quo ante, interdisant pour un certain temps la réhabilitation de l’ancien chef d’État.

Pour conclure, Julian, c’est un prénom assez doux, qui correspond bien à la bonté d’un homme confronté à la laideur humaine qui fait bloc. Envoyé dans des missions dangereuses (sinon suicidaires) par un oncle qui espère qu’il se fera tuer au combat, désireux de restreindre le pouvoir d’une organisation plus dictatoriale que la Présidence des États-Unis (certes en utilisant des mesures exceptionnelles), passant la plupart de son temps à diriger un film qui sera probablement perdu, tout ça pour crever d’une maladie contagieuse alors que tout s’écroule autour de lui, voilà une histoire qui se termine mal comme je les aime – car pleine d’enseignements.

…à rapprocher de :

Robert Charles Wilson. Un des auteurs que Le Tigre affectionne dans les grandes largeurs. Par exemple :

– La base, c’est la saga Spin, Axis et Vortex. Point barre.

– En moins long, Mysterium est un peu chiant tandis que Les Chronolithes a les faveurs du Tigre. Et puis quelques nouvelles bien sympatoches, du genre YFL-500 ou La cabane de l’aiguilleur. Sans oublier Le vaisseau des Voyageurs ou Blind Lake, deux purs plaisirs.

Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman en ligne ici.

Les textes du TigreIl est des moments où la productivité tigresque se rapproche dangereusement de celle d’un employé de banque sous bêtabloquants. Il y a quelques années, cela aurait correctement stressé votre serviteur qui, chose fabuleuse, s’en tape désormais le coquillard. Tellement que la justification de cet état de mollesse littéraire sera traité sous forme d’un poème de piètre qualité.

Les rimes de la flemmardise

Lorsque, malgré le bonheur de lire,
Apparaît le manque d’envie de l’écrire,
Au point de choisir des œuvres toujours plus massives
Pour justifier une fréquence de publication lascive ;

Quand, après une satisfaisante journée de labeur,
Le félin trouve davantage de réconfort,
A contempler les yeux de son âme sœur,
Plutôt qu’à un auteur médiocre lui faire son sort ;

Lorsque, même seul dans sa modeste tanière,
Le fauve peine salement à relancer un article,
A peine sur l’onglet du glorieux blog il clique,
Et piteusement avant minuit éteint les lumières ;

Quand, après de nombreuses lectures du soir,
Une idée bizarre dans l’esprit félin se construit,
Consistant à bâtir ses propres histoires,
Plutôt que de rendre compte de celles d’autrui ;

Quand, trop souvent, mon attention est sollicitée,
Qu’éteindre télévision, tablette, smartphone,
Toute action tendant à rendre l’environnement aphone
Est impossible à cause d’une tigresse surconnectée ;

Lorsque, à écouter ses contemporains,
Du moins ceux se pavanant sur les ondes,
Déblatérer sur tel bouquin apparaît bien vain,
Face au devenir de notre petit monde ;

Ainsi, en venant sur Quand Le Tigre Lit,
Si vous découvrez un terrain numérique en jachère,
Ne vous alarmez pas au sujet de bibi,
Il a sûrement bien mieux en ce moment à faire.

Lire, écouter, raconter, faire l’amour, rire,
Détourner son regard d’un écran, bref vivre.