Je l’ai entraperçu à plusieurs reprises. A chaque fois, ce fut un sincère bonheur même si j’avais quelque peu fantasmé le personnage (je m’explique ici). Qui n’a pas déjà construit une vie à un quidam rencontré dans la rue ? Entre fiction et réalité, voici une tranche de vie d’un homme qui m’a obligé à me creuser les méninges.
La balade des gens heureux
Il s’appelle Camille.
Judicieux choix de prénom. Celui-ci a l’avantage d’être neutre, même si on s’imagine plutôt une femme – statistiquement parlant. Une qui porte des lunettes et avec des seins généreux, une donze correctement mutine qui, entre deux moues boudeuses, laisse négligemment échapper l’échancrure de son indécente poitrine. Ça tombe bien, Camille avait aussi des seins. Il était également doté de bras d’haltérophiles et de cuisses de coureur cycliste. Mais sans les muscles. Ou alors si peu. Il était tellement adipeux que beaucoup soupçonnaient que l’excès de graisse avait envahi les circonvolutions de son cerveau, lequel en était profondément ralenti.
Soyons franc : Camille est un simplet, un bienheureux qui a une chaise portant déjà son nom, à l’instar des réalisateurs, pas très loin à la droite du Seigneur – nul doute là-dessus. C’est bien mérité d’ailleurs, puisqu’il n’a pas eu la chance de connaître son vrai père.
En revanche, l’omniprésence de sa mère n’est plus à démontrer. Pressentant que son fiston est « spécial », la vieille dame a veillé à dresser un cocon protecteur autour de lui. Écoles spécialisées, absence de contingence quant aux aléas financiers de la vie, logé-nourri-blanchi chez maman, bref Camille n’avait pas à se soucier de l’avenir. Du moins tant qu’elle était là. Plus la dame vieillissait, plus elle déléguait quelques menues tâches, dans l’espoir vain qu’il puisse un jour s’en sortir seul, à savoir la sainte trinité qui occupe les riches oisifs : se nourrir /se soigner/ne pas s’ennuyer.
Je ne sais guère à quoi pouvait bien ressembler la jeunesse ou le quotidien de Camille, mais je m’imagine sans problème d’où lui est venue sa propension à la marche : un jardin de plusieurs hectares qui courrait derrière l’antique bâtisse où il vivait. Bien que la baraque ait été mise en vente récemment, je n’ai jamais pu me rendre compte de visu de l’immensité du parc privatif – disons que le prix de vente m’empêchait de passer pour un acheteur sérieux potentiel.
D’après ce que j’ai pu apprendre en recoupant le plan cadastral de la mairie avec des observations glanées sur le vaste internet (merci aux satellites de plus en plus précis), j’ai pu avoir une certaine idée de sa propriété : un manoir intimidant qui donne sur un jardin à la française (devenu un peu plus anglais au fils des années), aux termes duquel la nature ne semble pas avoir été domptée. Un bois à peine entretenu côté Sud, et à côté une plaine (dans les standards de la région parisienne) au milieu de laquelle trône un étang avec une poignée de palmipèdes encore étonnés de la tranquillité des lieux.
Je me représente parfaitement Camille, aux bras de sa tendre mère, parcourant la propriété avec un air béat sans cesse renouvelé. Peut-être même que, grâce à son esprit embrumé, chaque promenade était une découverte, l’occasion de s’émerveiller face à la diversité relative de la faune alors que n’importe quel clampin y serait décédé dix fois d’ennui.
Puis sa mère est décédée.
C’est à ce moment que retracer les aventures de Camille pose quelques difficultés d’interprétation. D’après mes courtes rencontres avec le personnage, je sais au moins qu’il fuyait toute interaction avec ses semblables.
Le cocon consciencieusement dressé par feue sa mère l’avait protégé de bien des désagréments au prix d’une asociabilité qui tendait à l’agoraphobie. Le vendeur de fleurs m’a indiqué que, de toute façon, Camille n’était pas en mesure de soutenir une conversation simple. Il comprenait certes ce qu’on lui demandait, toutefois il avait mis en place avec sa maman un langage seul connu d’eux et construit autour de dédoublements de pré-suffixes avec inversion de certains graphèmes. Bref, il ne fallait guère tenter de le comprendre. De mon côté, je sais qu’on ne rencontrait son regard que par erreur, et qu’espérer un début de communication gestuelle était bien vain.
Au moins, je comprends pourquoi il se promenait avec des boules quiès et ignorait superbement mes joyeuses salutations à son encontre. D’ailleurs, les borborygmes qui sortaient de son corps et que je prenais pour des réponses lapidaires, ne m’étaient pas destinés.
Cependant, j’ignorais à quel point notre ami s’est bien plus fait violence que la majorité des personnes qu’il croisait.
Le prêtre de ma paroisse, que j’avais rapidement rencontré chez le coiffeur près de la gare, avait évoqué une de ses fragiles brebis qui n’avait jamais quitté sa ville. Le cureton parlait de Camille. Sauf que quelque chose se serait déclenché au décès de son unique parente, et qu’il avait décidé de bouger. Peu importe comment. A son niveau, ce fut chaussé de baskets blanches, d’un pantalon, tee-shirt et casquette de même couleur, que Camille était parti à l’aventure. A pied. Seul.
Chaque jour, il élargissait son itinéraire d’une centaine de mètres environ. Au bout d’une semaine, il arpentait une rue se situant à presque un kilomètre de sa maison. Ce doit être vers cette période printanière que je l’apercevais à plusieurs reprises. Suivant le nombre d’individus croisés ou les caprices de la météo, Camille développait ou rétractait son champ d’action. Très vite, il s’est rendu compte qu’à partir de minuit il y avait moins de monde, aussi pouvait-il aller plus loin, plus seul. Si à l’Ouest se trouvait une grande ville, pleine de bruit et de lumières, de l’autre côté une forêt s’étendait avec majesté. .Je vous laisse deviner vers quelle direction il poussait la randonnée… A raison d’une marche énergique à 6 km/h, il n’est pas étonnant qu’au bout de six semaines il avait atteint la limite Est du canton – selon certains témoignages concordants que j’ai recueillis au supermarché du coin. Un vrai champion quand on réfléchit à ce que ça implique pour lui.
Chaque nuit, Camille dépassait la frontière de ses connaissances géographiques. A pied, sans transports en commun, il a repoussé jusqu’à quinze kilomètres (à vol d’oiseau) la distance qui le séparait de son univers connu. Il sautait, à pieds joints, dans une terrifiante incertitude qui, pour la plupart de ses contemporains, équivalait à fouler la planète Mars avec trois heures de réserve d’oxygène. Comment faisait-il pour retrouver le chemin du retour ? A quoi pouvait-il donc penser ?
Lors d’une formation mathématico-oulipienne que j’avais dispensée sur la corrélation entre les NTIC et le nombre de divorces, j’avais rappelé qu’au Moyen-âge, le Français de base (le paysan, n’ayons pas peur des mots) se déplaçait en moyenne dans un rayon de trente kilomètres autour de son village. Et souvent c’était pour la foire annuelle de sa province – accessoirement, cela lui permettait de faire de faire de la merde en toute discrétion. Au-delà de ces trente kilomètres, une terra incognita dont l’essence lui parvenait au travers des dires des différents colporteurs.
Si on lui avait laissé un laps de temps supplémentaire, Camille aurait pu dépasser cette moyenne. Il est hélas resté sur des standards correspondant à la période entre la fin de l’Empire Romain d’Occident et le bas Moyen-Âge.
Trente secondes, c’est le temps nécessaire pour lire les trois prochains paragraphes. Ce devait être également le temps que Camille pour enfiler sa godasse droite. Pendant cette durée, des milliers de voyageurs aériens pulvérisent le record de distance que Camille aurait pu prétendre atteindre. Mais pour faire quoi ?
La dame qui s’occupe du dépouillement des urnes de toutes sortes d’élections (il y en a plus qu’on le pense) et me propose régulièrement de l’aider, se plaisait à comparer les excursions de notre ami avec un processus réitératif de coupage de cordon ombilical. Camille aurait testé l’élasticité du cordon qui n’aurait jamais été métaphoriquement coupé, et ce afin de voir si ce-dernier était encore présent malgré le décès de sa mère. Le fait que l’ignorant obèse semblait retourner chez lui à plus vive allure qu’il s’en éloignait confortait la commère dans sa théorie : le cordon, plus réel que jamais, se contractait au bout de quelques heures, contraignant ainsi Camille à cavaler vers son domicile afin d’y trouver on ne sait quel repos.
Vous le voyez, beaucoup de choses débiles circulent à son sujet.
D’autres estiment que, la maison étant un bien immobilier de choix, Camille voulait éviter les vautours désireux de lui acheter la baraque dont il a hérité. Lesquels lui rendaient de nombreuses visites de courtoisie en soirée.
Une vague connaissance, celle qui se dandine en moonwalk inversé avec du papier aluminium en guise de lunettes de soleil tout en caguant contre un poteau près de la mairie, m’avait assuré que Camille était un robot dont l’Operating System avait été infecté par un virus informatique, lequel aurait évolué vers un état proche de la singularité. Et que si Camille n’avait pas été arrêté, il aurait pu contaminer la forêt environnante.
Un pilier de bar, entre deux invectives contre une certaine partie de la population, était persuadé qu’il s’agissait d’une entité extraterrestre qui avait trouvé refuge dans un corps où la place ne manquait pas – au niveau du cervelet notamment. Et que le pauvre E.T. était obligé de marcher comme un damné, en autarcie totale jusqu’à ce que ses congénères le localisent avant de lancer une opération de type Search & Rescue.
Camille fut bien sauvé. Mais on ne sait pas par qui. Oui, il a disparu. Si retracer sa pédestre saga ne fut guère difficile, il n’y a pas deux individus dans cette foutue ville capables de me murmurer la même version sur ce qu’il est actuellement devenu. Entre la théorie E.T. et autres rumeurs au sujet d’un internement dans un H.P. sans consentement, je me suis amusé à bâtir son histoire.
La voici.
Camille a enfin été retrouvé par les employés de la maison de repos de la commune limitrophe. Il sentait que, une fois sa maman disparue, d’autres personnes allaient devoir s’occuper de lui. Mais ça ne serait jamais plus comme avant. L’odeur de maman, ce mélange de cigarettes à la menthe avec un soupçon de lessive bon marché à base de lavande, commençait déjà à s’estomper. C’est également parce qu’il a décelé ici et là ces douces flagrances maternelles en marchant hors des sentiers battus qu’il s’acharnait à aller toujours plus loin.
Mère est partie, mais où ? Camille pensait naturellement que les lavandiers étaient des émanations que sa maman avait disposé pendant son dernier voyage afin qu’il la rejoigne. Dès qu’il en rencontrait un, il le reniflait avidement, remerciait intérieurement sa génitrice de cet indice avant de poursuivre son chemin – autant vous dire qu’il aurait eu quelques déconvenues au bout de quelques mois. Et les effluves de thé à la menthe proches de certaines échoppes ne faisaient que le conforter dans sa noble quête.
Cependant, Camille avait, dans une certaine mesure, raison. Car sa mère avait en effet laissé quelques souvenirs. L’aimant plus que tout au monde, elle a passé les derniers mois de sa vie à négocier avec la maison de repos afin qu’il y soit pris en charge pendant le restant de sa vie. Elle y a laissé la moitié de sa fortune, le reste ayant été distribué à des associations. A argué que, malgré son esprit naïf, son fils pourrait rendre de menus services dans l’institut. Et qu’en dépit une quarantaine à peine engagée, la constitution adipeuse du rejeton ferait qu’il ne dépassera certainement pas le cap des soixante-cinq ans. C’est-à-dire que, quoiqu’il arrive, il sera toujours le plus jeune patient.
C’est ainsi qu’il est devenu le nouveau pensionnaire d’une maison qui sera sa dernière.
Dans mes rêves de gloire pour Camille, il m’arrive à imaginer ce qui pourrait lui rendre la vie acceptable. Je vois une belle demeure, ancienne sans être décrépite, fraîche en été et dotée d’une somptueuse cheminée à côté de laquelle l’hiver est bon. Je vois aussi un grand parc adossé à l’institut, un espace suffisamment labyrinthique pour qu’il puisse s’y perdre avec allégresse. Je me plais à entrapercevoir, au milieu de ces hectares, l’énorme silhouette d’un homme apaisé et qui ne pense à rien. Marcher est son objectif, et pas une seule fois il a l’impression de tourner en rond. Il est dans une sorte d’hypnose, un état lui permettant de ne penser à rien d’autre qu’au bonheur, du réveil au coucher.
J’entends même quelques encouragements venant de…oui, c’est bien la voix de sa mère diffusée par quelques haut-parleurs soigneusement placés par le directeur de l’établissement – la technologie fait des miracles, Mère peut réciter la bible à partir d’un enregistrement de deux minutes. Le responsable de cet endroit de rêve a pensé à tout. Réfractaire à la thérapie consistant à tromper l’ennui par la télévision, le dirlo a pris soin de planter des lavandes et de la menthe aux quatre coins du parc. Et n’a pas mis longtemps à remarquer que Camille est particulièrement doué à cueillir les fleurs parfaitement mâtures. Et prêtes à être emballées. Et pourquoi pas les vendre ? Voilà comment Camille est devenu le seul retraité rentable du département.
Sauf que je suis mal placé pour savoir ce qui le rendrait heureux.
C’est toujours mieux que suggérer qu’il a succombé à une crise cardiaque. Voire qu’il a cru atteindre le bout du monde, une étendue d’eau inconnue de lui et derrière laquelle ses yeux baignés de larmes ne distinguaient rien de précis. Peut-être que, pour sa première rencontre avec la Seine, il y a cru décerner le Styx coulant vers le soleil couchant, vers la nouvelle demeure de maman. Et qu’il a décidé de la rejoindre..
J’en ai fini avec Camille.
Les seules traces qu’il laissera sur notre petit univers, mis à part les souvenirs périssables de ceux qui l’ont croisé, sont les lignes de gomme de ses chaussures sur le macadam des trottoirs arpentés pendant ces quelques semaines de « liberté ».
Et, subsidiairement, quelques paragraphes mal rédigés sur un blog lu de personne.
Heureusement, d’ailleurs. Je ne connais même pas le vrai prénom de Camille.