De nombreux touristes se plaignent d’un comportement persistant chez certaines peuplades d’Asie et qui consiste, dans les grandes lignes, à tout faire pour être servi en premier. Quitte à piétiner son prochain. Car ces personnes sont, malgré elles, victimes d’un cercle vicieux qui veut qu’il faut saisir toute opportunité avant que celle-ci ne disparaisse. Même les plus anodines. C’est le terrible kiasu.
Définition étymologique du kiasuisme
Accrochez-vous parce que le félin va faire péter de la linguistique. Puisque ce blog est concentré sur la littérature, je vous prie d’excuser l’absence d’images sur ce billet (en un mot comme en cent, j’ai grave la flemme).
Le terme « kiasu » provient du chinois vernaculaire et s’écrit 怕输. Le chinois vernaculaire, ou Baihua, correspond au langage parler du peuple transposé à l’écriture chinoise. Pour vous rendre compte de l’utilité d’une telle écriture, imaginez qu’on ait recours, dans notre beau pays, à une écriture strictement phonique pour rendre compte des différents dialectes et accents employés.
Pour revenir au kiasu, ce mot signifie mot à mot « peur de perdre », qui dans son acceptation large comporte également la crainte de manquer (de) quelque chose. Un état potentiellement inconfortable qui nécessite des remèdes de cheval. Pourquoi en viens-je à vous entretenir de ce terme ?
Parce que je voulais comprendre à quoi pouvaient penser les Chinois/Singapouriens lorsque ces derniers m’exaspéraient par leurs comportements de rats (dans le bon sens du terme).
Premières rencontres avec les comportements kiasu
Tout a commencé dans l’avion se dirigeant à l’aéroport de Changi. Douze heures de vol, sans escale (à l’avenir, je m’autorisais une demie journée de battement à Dubaï). Le félin n’est pas un hôte difficile dans un long-courrier. Placez-le côté fenêtre, et le fauve se transforme très rapidement en chameau : après avoir sollicité quelques coupes de champagne (ou vin blanc) tout en regardant un film, il s’endort dix heures (peu importe son cycle de sommeil) et seul l’atterrissage est susceptible de le sortir des bras de Morphée.
Sauf que ce n’est pas l’atterrissage qui m’a réveillé, plutôt un brouhaha généralisé pendant que l’A340 roulait pépèrement vers la porte en vue de décharger ses passagers éreintés et puant du bec. En ouvrant les yeux, un improbable spectacle s’offrait. Celui de trois hôtesses de l’air engueulant vertement une vingtaine d’Asiatiques debout avec leurs valises de cabine en main. Ceux-ci se dirigeaient déjà vers la porte de sortie tandis que les stewards leur rappelaient, dans leur anglais technique, qu’ils étaient censés rester assis jusqu’à l’arrêt-complet-de-l’appareil. Rien à faire, je voyais dans leurs regards fourbes et fuyants qu’ils ne comptaient pas regagner leurs sièges.
Auparavant, il ne m’était arrivé qu’une seule fois d’être réveillé à cause d’originales conduites de quelques hurluberlus. Il s’agissait d’un groupe de Saoudiens qui, en plein vol de nuit, ont décidé de faire une de leurs cinq prières quotidiennes. Etant donné que c’était un vol Singapour/Manille, ils étaient tournés vers le cul de l’appareil et avaient installé leur tapis dans les couloirs. J’avais trouvé ça génial, d’autant plus qu’ils avaient eu la courtoisie de psalmodier à voix basse pour respecter le sommeil d’autrui – pas de chance pour moi, l’un des leurs était assis à mes côtés vers la fenêtre et j’avais du le laisser passer.
Revenons à nos Chinois. Vingt minutes plus tard, je voyais ces mêmes individus cavaler ventre à terre vers la douane pour attendre le moins longtemps possible. Dix minutes après, les mêmes étaient en train d’empêcher les usagers de sortir de la navette en provenance du centre ville. De vrais champions de l’incivilité, j’étais profondément admiratif de leur sans-gêne et le naturel avec lequel ils faisaient gentiment chier leur monde.
Je pensais que ces voyageurs mal élevés venaient d’une province profonde à cheval sur la Mongolie et qu’ils constituaient une exceptionnelle caricature de la manière d’agir dans l’Asie millénaire. Sauf que je me trompais : d’une part, ils ne sont pas seuls à opérer de la sorte, je dirais même que c’est une constance à Singapour. D’autre part, il n’est pas question d’être mal élevé ou agir comme un brutal paysan du Mékong : leur attitude est raisonnée, logique et relativement courtoise vis-à-vis des autres – pour peu que vous saisissiez les motivations et implications du kiasu.
Mode d’emploi du parfait kiasu
Avoir peur de perdre est un art qui se travaille à chaque minute avec un maximum d’entrain, et nécessite des années avant d’atteindre un degré de perfectionnement acceptable, à savoir être un kiasu par réflexe, sans pression. Voici quelques exemples qui, je l’espère, sauront constituer un tout aux yeux de mes avides lecteurs.
La superstition du félin étant proverbiale, je me contenterai de sept illustrations.
1) La queue superbement tu ignoreras
Où ça une queue ? Je ne vois que le guichet… Premier voyage ferroviaire en Chine. Première gare où acheter un ticket. Bornes automatiques exclusivement en mandarin. Un seul guichet. Début de panique. A peine j’ai le temps de balbutier ma demande que deux personnes brament dans mes oreilles pour acheter leurs billets. Je parle un ton plus haut, en anglais cette fois-ci. Ça gueule encore plus fort à mes côtés. La ligne jaune de confidentialité ? Régulièrement violée par une dizaine de locaux pressés.
Ainsi, pour les officines en libre service, l’avare en temps fera tout ce qui est en son pouvoir (c’est-à-dire jouer des coudes et parler plus haut que ses congénères) pour extirper ce dont il a besoin avant les autres – au cas où il n’en resterait plus.
Petite précision : les gens sont nettement plus policés à Singapour où s’aligner tels autant de petits soldats est plus recommandé que se la jouer struggle for life style. Néanmoins en dehors des sentiers battus (bâtiments administratifs, magasins, échoppes, banques, etc.) le bordel reprend vite ses droits.
2) Des réductions et cartes de fidélité tu quémanderas
…car c’est toujours bon à prendre. Vous reconnaîtrez un vrai kiasu lorsque, invité chez lui, vous aviserez un espace minutieusement organisé. C’est son autel où sont recensés, au milieu des effluves d’encens (oui, la figure de style est aisée), différents papelards permettant de moins payer dans ses commerces préférés : bons de réduction, cartes de fidélité des commerçants, tracs à présenter pour bénéficier d’une promotion (même bénigne), et autres sésames permettant d’être considéré comme un consommateur d’exception.
Ne vous moquez pas, c’est avec les petits ruisseaux qu’on fait de belles rivières à l’appréciable débit. A condition d’être suffisamment organisé, quitte à mettre en place un agenda des courses à faire selon les réductions du moment.
3) Comme un diable au boulot tu te démèneras
Cette généralité certes s’applique à tout employé consciencieux, cependant le kiasuïste convaincu en fera nettement plus que la moyenne. Atteindre, sinon dépasser les objectifs que son supérieur a fixés, arriver le premier au boulot et repartir parmi les derniers, respirer à fond lorsque le Président de sa compagnie pète ses ordres, notre ami alterne avec intelligence entre courtisanerie la plus triviale et intelligentes prise d’initiatives.
Son but ? Se rendre indispensable sans être omniprésent, faire partie des meubles pour que sa présence soit intimement associée à l’existence de la société. Si cette dernière doit procéder à un dégraissage de grande ampleur, notre ami sera la dernière personne à laquelle la DRH devra penser.
Lorsque j’étais à Singapour, la crise de 2008 n’avait pas encore atteint la Cité-État. D’après mon professeur de taoïsme, tout marasme économique se règle par un système de vase communiquant : les managers passent employés, lesquels rejoignent le rang des troufions. Les plus chanceux de cette dernière catégorie récupèrent un job de taxis. Et les chauffeurs les moins protégés retournent au pays. (Les plus puissants ne sont nullement concernés, on reste dans un pays capitaliste qui se respecte). Tout ce joli monde reprenait sa place en cas d’embellie économique.
4) Le premier dans les transports et assis tu seras
J’ignore quelle est la part entre le kiasu et l’ahurissante densité de population dans certaines parties de l’Asie, ceci dit il convient de constater que dans les bus/métros, la cohue est telle que les périodes de pointe à Paris représentent, à côté, un séjour dans la suite présidentielle d’un palace dubaïote.
Et c’est bien compréhensible pour quiconque s’est frotté au métro de Shanghaï (ou Pékin, ou Hong-Kong, ou…). Le touriste en villégiature, ça l’amuse ce genre de cohue (sauf avec ses valises). Ça fait presque partie de sa check-list des curiosités à expérimenter pour se sentir plus proche des autochtones. Ouais bah au bout de dix jours de ce régime, je vous assure qu’il n’est plus question de laisser passer plus de deux rames. Que vous vous surprenez à guetter une place assise prête à être libérée comme un Parisien une place de parking sur l’avenue Hoche.
L’homme moderne de tradition kiasu ménage ses forces, et en général profitera de la plus petite occasion pour reposer son corps et son esprit meurtris par la foule.
5) Sur les échantillons gratuits tu te jetteras
Un soir, j’étais invité, à l’étage au-dessus de mon appart’, dans la famille propriétaire d’une bonne moitié de l’immeuble. Une fois tous les deux mois, je dinais chez mon bailleur et nous discutions de nos doléances respectives – lui : « arrête de te baigner dans la piscine commune avec ta copine à 1h du matin ». Moi : « arrête de me regarder le faire depuis ta fenêtre la bite à la main ». Trois choses m’ont surpris en allant chez lui :
Déjà, quand il me dit « repas avec ma famille », il ne mentait pas. Femme, enfants, grands-parents, beaux grands-parents, on était une bonne dizaine. Ensuite, le gars roule sur l’or. Pas étonnant vu le loyer que je lui lâchais, en espèces et sans quittance. Enfin, les boissons et la plupart des biscuits apéros étaient nombreux mais petits en taille. Sur chaque denrée, je lisais un Free sample/can’t be sold rédigé en cantonais. Un génie le mec. Il pensait que je ne biterais rien.
Toutefois, le fauve est interpellé (pris au piège plutôt) par une manie développée depuis son séjour dans l’impériale Asie : la récupération ad nauseam de sacs plastiques et en papier pour mettre mes petites affaires…et les poubelles. Un tel sac, ça peut toujours servir non ? Mes placards en sont remplis, et force est de reconnaître que je gère le stock avec une maîtrise et une anticipation dignes d’un Grand Maître International.
6) Sociable et intégré tu resteras
Cet aspect est plus subjectif et relève davantage d’une constante culturelle difficilement appréhendée par les bourrins d’Occident que nous sommes. C’est le mystérieux Guan Xi (prononcez gouannchi), ou faire en sorte de développer son réseau en mélangeant allègrement ses relations personnelles et professionnelles.
L’objectif est assez trivial : ardemment cultiver ses collègues du taf et clients. Se la coller avec eux en vue de créer des liens proches de ceux développés avec des amis. En effet, avoir des potes diversement placés entraîne, éventuellement, l’octroi de solides retours d’ascenseurs. Et c’est à la distribution de sa carte de visite comme on balance des confettis qu’on reconnaît le réel crevar..euh individu désireux d’étoffer son carnet d’adresses. Car le réseau a bien plus d’importance dans la culture chinoise qu’en Europe, et le kiasu fera en sorte d’entretenir le sien afin que, quel que soit le problème, il puisse disposer d’un interlocuteur capable de l’aider – informaticien, restaurateur, avocat, médecin, tueur à gages, etc.
Pour tout vous avouer, le Guan Xi mérite surtout d’être traité dans un billet à part (ce que je m’engage à faire un de ces quatre.
Quand à l’intégration, il suffit de tout bonnement de coller au cul de ses semblables. Dans la plupart des domaines. Car vous ne devez pas être le clou qui dépasse, ce pauvre clou qui inéluctablement appelle le marteau. Pas de fantaisies vestimentaires, seulement ce qu’il faut pour qu’on se souvienne de vous dans des termes élogieux. Le parfait kiasu parvient à allier sobriété et de quoi être mémorable. Le genre de gars (au demeurant insupportable) qui reste bien à sa place lors de voyages groupés, tout en épatant de temps à autre la galerie par ses interventions pertinentes mais discrètes – ne jamais faire perdre la face au guide guide touristique, cela va de soit.
7) Des souvenirs visuels lors de voyages tu amasseras
Ce dernier point se passe de tout commentaire – en plus j’ai le poignet qui commence à me lancer. Pas besoin de vous faire une photographie, le kiasu s’en charge à votre place.
Conclusion du kiasu vu de l’extérieur
Je concède que certains atavismes précédemment décrits ne sont guère choquants. N’avons-nous pas tous grillé la queue ou ignoré une petite vieille debout dans le métro alors qu’assis confortablement ? Et à quoi avons-nous ressemblé lors d’after-works, pendant les vingt minutes de distribution gratuite de mousseux ? Que dire du réflexe profondément enraciné lorsque quelque chose d’exceptionnel arrive (prendre une photo) ?
Être kiasu, c’est être tout ça à la fois. Avec continuité, sans y vraiment penser. Pique-assiettes zélé et discret, ninja de la gratuité, star de la récup’, spotteur de l’échantillon gratuit, éternel quémandeur du service press…(ah non ça c’est Le Tigre), glorieux furet du bon de réduc’, ses noms sont légion.
Dans un autre billet, je sors mon chapeau de sociologue du dimanche pour revenir sur les motivations profondes qui se planquent derrière le kiasu, avant de vous conter les mille et unes façons de répondre à cette conduite.